#rectoverso #10 | un jardin japonais à New York

RECTO

déjà raconté, comment, peu après mon arrivée dans le Chinatown de New York, dans un désespoir absolu d’avoir dû quitter ma terre et Rosalie, grosse de mes œuvres, j’avais été sauvé de l’appel des ténèbres par un bonsaï, un petit pin sylvestre souffreteux, abandonné dans un coin de la boutique d’un commerçant chinois. Soigner un être vivant, un animal ou une plante, je veux dire décider de veiller sur lui, ça vous oblige. Devenir la deuxième de vos préoccupations vous sauve. J’avais toujours vécu dans les prés, sous les arbres, entre une vigne, un verger et une étable, en compagnie de vaches et de chiens, sous la protection tutélaire d’un vieux moulin à vent, non loin d’une rivière aux mille sortilèges. J’avais connu le luxe de l’espace, de la solitude recherchée et surtout celui d’être de quelque part. Alors me retrouver dans une chambre, dans un quartier resserré de New York… Un proverbe chinois dit : « La vie débute le jour où l’on commence un jardin. » Mon pin sylvestre, que j’avais installé, le jour où j’en étais devenu le dépositaire, sur le rebord de mon unique fenêtre, fut le premier élément de mon jardin. Et le centre de ma vie nouvelle. Mon logement était au rez-de-chaussée. La fenêtre donnait sur une petite cour humide. La seule façon d’y accéder était de passer par une porte qui se trouvait dans ma chambre, cachée par une armoire. La cour voyait peu le soleil et, pour cette raison, était colonisée par des mousses et des fougères. Le croirez-vous ? Elles furent mes inspiratrices. Je vous passe les tractations avec ma logeuse pour lui faire admettre d’enlever l’armoire, de me donner accès à la cour — moyennant un petit supplément de loyer, business is business —, et de me permettre de la vider de son bric-à-brac obsolète et oublié pour y faire un jardin. A garden, crasy boy, m’a-t-elle dit en me tendant la clé. Un jardin japonais est un fragment de nature. Dans l’espace fortement urbanisé de ce quartier de New York, j’ai fait naître et prospérer un tel jardin. Devenu un élément inséparable de Chinatown, il est la respiration vitale de l’un de ses habitants, son créateur, et, par-là même de tous les autres. À sa conception, j’étais un clandestin ; mon jardin a partagé mon état. Dix ans plus tard, il est devenu une curiosité, un îlot vert que mon patron, monsieur Li, me demande de faire visiter à ses clients privilégiés. La cour est carrée, quatre mètres sur quatre, partiellement cimentée à l’origine, close de murs. Elle voit peu le soleil, mais laisse entrer la lumière car les immeubles qui la ceignent son bas. J’ai installé des panneaux de bambous sur les trois murs aveugles. Mon jardin a son tsukubai avec sa louche pour les ablutions et sa petite cascade, à côté de la porte comme il se doit, ses pas japonais, posés sur des graviers que je ratisse, sa pierre montagne. Sur le côté, à droite de la fenêtre, j’ai apporté un peu de terre, les mousses et les fougères y trouvent leur aise. L’arrière-plan a son importance. C’est là que j’ai installé d’autres pierres et la lanterne. Mes arbres sont en pot, ce qui me permet de les transporter de temps en temps au soleil : un bouquet de bambous, un érable du Japon taillé en nuages, et mon pin sylvestre. Mon jardin n’est jamais plus beau que sous la neige. Elle le magnifie, en révélant l’équilibre de son architecture. Elle le poétise.

Montagne d’été

Neige solitaire

La nuit même brille

(Kato Shuson)

VERSO

jardin zen, où tout est symbole. L’œil commun, sensible à son esthétique, y perçoit l’harmonie générale, s’intéresse avec curiosité aux objets, mesure le travail que demande son entretien. L’œil connaisseur voit la limitation géométrique de l’espace qui souligne la scénographie de la composition. Pas de hasard, tout est calculé, tout concourt à capter un paysage emprunté, dont le graphisme se rapproche de l’estampe, du tableau. Il décompose le jardin, n’y trouve aucun trucage. Un détail, puis un autre et encore un autre, pour un ordre surprenant, qui fait perdre toute mesure, où le vide révèle le plein. L’œil créateur est un œil de peintre. Il imagine l’arrière-plan de sa composition, puis s’intéresse au minéral, chacune des pierres est choisie et placée, le jardin sec est ratissé pour figurer les vagues. On y trouve l’élément liquide, comme dans la pierre à ablutions. Le végétal, lui, est représenté avec une grande économie de moyens, peu de sujets, mais très beaux, aux formes épurées par la taille. Tous les éléments sont transcendés en une œuvre d’art par la lumière et le vide grâce auxquels l’artiste ne révèle qu’une part pour suggérer le tout. Et que fait le jardinier dans son jardin ? Il est dans la beauté, il se laisse bercer par le murmure de l’eau, il regarde les nuages de ses bonsaïs et ceux du ciel tout là-haut. Oui ! Est-il flottant, perdu dans ses songes ? Médite-t-il ? Non ! Il pense à ce qu’il pourrait faire pour entretenir et améliorer sa création. Car tout change, tout est mouvement, dans un jardin zen, comme ailleurs.

Note : le dessin et la photo sont du jour

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

16 commentaires à propos de “#rectoverso #10 | un jardin japonais à New York”

  1. « déjà raconté, comment,… » les trois mots du début emportent de manière alerte le lecteur. A lire sagement le recto puis le verso je me suis demandé si le verso ne pourrait pas s’imbriquer dans le recto, aménageant des pauses, un souffle, une réflexion du jardinier, s’appuyant sur le verso pour le faire avancer pas à pas à la manière des pas japonais dans un jardin zen et aménager des haltes.

  2. tout d’abord ce qui a retenu mon attention et mise en alerte
    « La vie débute le jour où l’on commence un jardin. » Un proverbe chinois, dis-tu, mais ça me rejoint directement
    et cet îlot new-yorkais doit être si beau sous la neige
    (en accord avec Cécile, l’exercice 10 proposant justement cette alternance…)
    bien à toi, Emilie

    • Bonjour Françoise, je n’avais pas compris. J’avais noté Recto : installation de la narration paysage. Verso : le travail de l’œil. C’est à la lecture des contributions d’autres participants que j’ai réalisé qu’il fallait alterner… Raté !
      Merci à la jardinière que tu es d’avoir découvert mon jardin japonais imaginaire.

  3. Merci Emilie de cet apaisant recto-verso. Digne du Yuanye : Le Traité du jardin écrit par Ji Cheng. Merci.

    • Merci, Ugo, de m’avoir indiqué ce livre dont j’ignorais l’existence. Je vais le commander pour mon mari, car c’est lui le jardinier, moi je bricole.

  4. photo du jour comme l’oeuf. et ce début « déjà raconté » on se croirait chez Gertrude Stein qui use (et parfois abuse) de ces chevilles du récit qu’on oublie d’oser.

  5. Je veux bien « l’œuf du jour », mais pas la référence à Gertrude Stein dont je ne comprends pas du tout l’écriture. Merci de votre passage en mon jardin.

  6. …oh merci de me faire envoler pour le Japon à travers ce texte subtilement descriptif. J’y retrouve l’énergie apaisante des jardins des temples de Kyoto dans lesquels je me suis perdue avec délice… et ce côté minimaliste du jardin dans la cour! tellement représentatif de ce pays aux mille contrastes. merci!!

  7. Merci pour cette exploration de jardin zen vu du dedans et du dehors,.C ‘est apaisant, tranquille, un vrai plaisir , bravo !

  8. Merci Carole, je n’avais pas très bien compris la proposition, j’ai fait ce que j’ai pu…

  9. Un texte qui me touche beaucoup Emilie, d’autant plus que, lorsque je vivais à New York (mais pas dans China Town), j’avais moi aussi un bonsaï, acquis auprès de commerçants chinois lors d’une « foire » d’automne. J’ai dû le confier à une amie lorsque j’ai quitté la ville (il n’aurait pas supporté le voyage en soute). J’essaierai de glisser une des photos que j’ai gardées de lui dans une des prochaines publications ici. Voire de l’évoquer, si le sujet s’y prête!

  10. Ah oui, je serai contente de découvrir votre bonsaï. Nous avons beaucoup de bonsaïs chez nous. Je dirais une cinquantaine, je ne les ai jamais comptés. C’est mon mari le jardinier. Il élève des bonsaïs depuis une quarantaine d’années. J’ai en tête un personnage qui a vécu une partie de sa vie dans le Sud-Ouest de la France, là où je demeure, et une autre a New York. C’est pourquoi je tente de mettre des morceaux de mon histoire dans toutes les propositions de François. Une contrainte de plus. Je n’y arrive pas toujours. Merci de votre intérêt.