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RECTO
L’anthropologue
João Lily, Empreintes sur nature (Ile Maurice, juillet 1846)
J’ai rencontré le nommé João Lily par l’entremise de M. de Villecourt, que je ne remercierais jamais assez de son accueil ainsi que de sa connaissance du milieu. Causer avec des nègres lui semble pour le moins incongru. Quoi ! chercher sous cette laide enveloppe, sentiment et idée ! Mais mon hôte, bien que bourru, se prête à l’exercice sans mauvaise volonté. Il me fournit des spécimens bien connus de lui et qui sont ainsi tout disposés à s’entretenir avec moi. Ce João sort du lot. Ce qui m’a frappé de prime abord est son regard qui ne manifeste aucune débilité ou soumission excessive. Il a le regard franc, dénué de la puérilité tantôt feinte, tantôt ingénue, si commune à sa race. C’est un beau spécimen Yambane, élancé, à la musculature solide et que la plantation n’a en rien abîmé. Le sujet présente les scarifications typiques du groupe Makossi-Niambane : tatouage en relief porté sur le front, sous la forme d’une ligne de « boutons » (la chair est crochetée puis entaillée) partant du haut du front jusqu’à la pointe du nez, indiquant qu’il a été initié avant sa capture. Typiques également, ses tatouages abdominaux en forme d’étoiles qui sert à identifier le corps du guerrier tomber au combat (les guerriers de cette région mangent les mains de leurs ennemis et font des vases à boire de leurs crânes). À voir évoluer le sujet dans ce qu’il convient d’appeler mon cabinet (ô combien improvisé), à manier mes instruments de moulage, à tâter étoffes et mobilier, on est frappé de la souplesse de ce corps qui a le pas feutré et précis du félin. Sa maîtrise du créole mauricien est tout à fait remarquable et le sujet y mêle quelques mots de français habilement placés. Je dois l’avouer, il m’est arrivé de passer d’agréables moments en sa compagnie. João semblait m’écouter avec avidité, ce qui dénoterait un appétit de connaissance et une disposition, si ce n’est naturelle, mais du moins apprise et, oserais-je dire, comprise de l’action civilisatrice. Quoique ses traits soient tout à fait simiesques, on pourrait tout de même supposer, chez le sujet, une capacité intellectuelle honorable. Celle-ci est cependant à relativiser et doit se comprendre dans le temps long. J’émets l’hypothèse d’une aptitude toute mimétique des nègres les plus évolués, sans doute acquise lors de leur initiation à la chasse et à ses techniques de camouflage. Mais il suffit d’observer leur accoutrement hideux lorsqu’ils dansent loin de nos regards, ainsi que leur posture lascive, pour bien se convaincre de leur proximité envers le monde animal.
VERSO
Dionokea dit Joao Lily
Je vois cet homme en son miroir. Et tout est miroir pour lui. Le miroir contient tant. Il est avide, tout y prend place. Miroir ses habits, ses livres, ses tentures. Ses paroles, miroir de miroir de miroir. La plantation, un miroir aussi. Lignes, temps compté, récoltes mesurées, gains escomptés. L’océan, le piton. Miroirs pour ces hommes. Et moi-même, un reflet. L’image que me renvoie la flaque ou le ruisseau contient sa propre imperfection. Pour être imprécise, elle n’est d’aucun mensonge. C’est ainsi qu’il me voit au fond. Traits brouillés, trainées de boue à parfaire. Le miroir n’y peut rien. Son plâtre blanc sur ma gueule de nègre, c’est me faire à son image. M’étouffer sous le plâtre, puis me faire renaitre. Il exposera ma face aux siens, il dit. Ils n’auront rien que mes traits tirés. Ils s’imagineront mon regard, car j’aurai les yeux fermés sous le plâtre. Un homme sans regard n’est pas un homme. C’est un fantôme. Et je ferai, ce soir, un fétiche de boue à l’image de l’homme blanc. Puis je le regarderai se dissoudre dans l’eau du torrent. Il rejoindra la vie sous l’eau, il traversera le miroir.
Merci pour le choix de votre thème et votre texte captivant.
Bravo et bonne soirée
Martine Lyne