#rectoverso #08 | Pas de deux

« Tu es un artiste – hélas –, tu ne peux plus te refuser le précipice monstrueux de tes yeux. » Genet.

Une rencontre lors du concours d’entrée au CNMSDP pour lequel quatre cent vingt sept danseurs du monde entier sont auditionnés, concours très sélectif quarante deux danseurs seront admis. Lors de ma deuxième audition, mon objectif, démontrer au jury la solidité de ma technique, ma capacité à naviguer entre danse classique et contemporaine, mon observance de la chorégraphie imposée. Je suis retenue. Pour la troisième et dernière audition, la plus difficile, un seul exercice : l’improvisation. Trois salles de danse sont mises à notre disposition pour nos échauffements, nos répétitions ou simplement pour regarder le travail des premières, deuxièmes ou troisièmes années. J’assiste à une improvisation de Funambule d’Angelin Preljocaj, solo sur un texte de Jean Genet Solitude d’un chant d’amour. Je connais ce solo, je l’ai étudié, analysé. Je ne l’ai jamais dansé, je ne me suis jamais appuyée sur ce texte pour unir sans support musical poésie du verbe et danse. L’interprétation touche à l’infini, le langage se transforme, le danseur projette le texte, il monologue, il trace une phrase invisible, son corps en mouvements est langage, pensée, poésie en fusion. Il y a sa voix harmonieuse, incarnation du texte, incantations, il le respire, le prolonge, il va chercher le risque, l’étreint, l’embrasse, le monologue devient souffle, donne à entendre les mouvements, les respirations, les attentes, la mélancolie. Il y a la voix, les mouvements, le silence. Il est en suspension entre deux mondes, sol et vide. Le texte de Genet devient matériau chorégraphique. Il danse plus d’une heure sous l’œil attentif du chorégraphe, qui prend des notes. Son corps, tout en muscles et souplesse, douceur et force naturelle, suggère, murmure. Ses gestes se mêlent de tendresse, de rigueur, de violence, de cris, de désespoir, il danse avec des silences, des suspensions, des élans, accentue les rythmes des mouvements, les devancent ou les suggèrent. Ils l’accompagnent font écho à ses pulsions secrètes, ajoutent à sa beauté une touche sauvage, presque mythologique. Il est souvenir incarné d’un monde où la danse serait langage premier, le corps un livre ouvert. Sa beauté saisissante vibre, bouillonne, respire, rayonne, les danseurs murmurent avec respect c’est Mae. Il danse plus d’une heure sous l’œil attentif du chorégraphe, son carnet de notes à la main. Un grand silence s’installe, le temps se fige avant des applaudissements admiratifs. Je remarque des regards d’envie et d’exaspération. Sa beauté fascine autant qu’elle dérange. Je me demande si sa présence révèle quelque chose d’inavoué en chacun.

Je pose délicatement ma main sur la barre de bois, je reprends des figures de danse classique tout en observant les entraînements au sol d’une jeune danseuse. Le chorégraphe m’a parlé d’elle avec enthousiasme, elle s’appelle Aiko, elle dégage une aura de calme, de maîtrise technique, d’instinct, une étoile montante dans l’univers de la danse contemporaine, elle est élancée, posture impeccable, musculature tonique au niveau des jambes et du dos, discrète au niveau des bras, ses mouvements sont précis, souples, elle a une grâce naturelle, elle a 16 ans. Elle s’entraîne, travaille son équilibre, son endurance, sa récupération doit être rapide pour enchaîner des séquences intenses sans perte de qualité ni de présence. Demain sera vite là. Aiko est en dernière année, la plus exigeante, elle a fait la majeure partie de son cursus au Japon dixit le chorégraphe nous ne nous sommes jamais croisés jamais parlés. Nos regards s’attirent. Je lui propose une improvisation sur « Duet from A Sort Of… » de Mats Ek, pas de deux contemporain inspiré de l’univers surréaliste de René Magritte où les repères sont brouillés. Le chorégraphe sourit discrètement. Entre nous, elle moi, l’alchimie est immédiate, nos corps sont un flux unique une force organique circule dans nos mouvements, une impulsion centrale sensuelle, spirituelle déchire l’espace. Nous ne nous parlons jamais, la danse, Elle, est le Verbe. Aiko est très technique et instinctive elle s’élance comme on prend appui sur une mémoire ancienne. Son corps, nos corps réinventent, improvisent les glissements, rotations, appuis inhabituels (épaule, tête, flanc), souvent enchaînés sans rupture, dissociation des différentes parties du corps dans une même séquence, avec une précision chirurgicale. Aiko ne danse pas pour plaire, ni pour prouver, elle danse pour dire ce que les mots ne peuvent transmettre, ce que le silence contient. Son regard brûle, me transperce, me consume, il m’envahit quand nos yeux se croisent, deux trajectoires parallèles se trouvent enfin. Il n’y a pas de surprise, juste une évidence. Elle navigue entre les extrêmes, absurdité, délicatesse, gravité, légèreté, sa forte présence scénique dialogue avec mon corps, dans le pas de deux, elle ne s’efface pas, elle fusionne, l’énergie qui circule entre nous est dense, elle est faite de fluides, de tension, relâchements, désirs, retenue, elle ne joue pas la femme, ni l’amante, ni la muse, elle est présence pure, sa danse est une offrande, un cri muet, une caresse qui fend l’air.
Quand le chorégraphe la regarde, il ne voit pas une élève il voit une interprète, une matière vivante, la solitude sonore de voix chorales. Le metteur en scène et le comédien sont arrivés ils demandent à Mae de reprendre seul le texte de Genet, Je pose délicatement ma main sur la barre de bois, je reprends des figures de danse classique tout en observant les entraînements au sol d’une jeune danseuse. Le chorégraphe m’a parlé d’elle avec enthousiasme, elle s’appelle Aiko, elle dégage une aura de calme, de maîtrise technique, d’instinct, une étoile montante dans l’univers de la danse contemporaine, elle est élancée, posture impeccable, musculature tonique au niveau des jambes et du dos, discrète au niveau des bras, ses mouvements sont précis, souples, elle a une grâce naturelle, elle a 16 ans. Elle s’entraîne, travaille son équilibre, son endurance, sa récupération doit être rapide pour enchaîner des séquences intenses sans perte de qualité ni de présence. Demain sera vite là. Aiko est en dernière année, la plus exigeante, elle a fait la majeure partie de son cursus au Japon dixit le chorégraphe nous ne nous sommes jamais croisés jamais parlés. Nos regards s’attirent. Je lui propose une improvisation sur « Duet from A Sort Of… » de Mats Ek, pas de deux contemporain inspiré de l’univers surréaliste de René Magritte où les repères sont brouillés. Le chorégraphe sourit discrètement. Entre nous, elle moi, l’alchimie est immédiate, nos corps sont un flux unique une force organique circule dans nos mouvements, une impulsion centrale sexuelle, sensuelle, spirituelle déchire l’espace. Nous ne nous parlons jamais, la danse, Elle, est le verbe. Aiko est à la fois technique et instinctive elle s’élance comme on prend appui sur une mémoire ancienne. Son corps, nos corps réinventent, improvisent les glissements, rotations, appuis inhabituels (épaule, tête, flanc), souvent enchaînés sans rupture, dissociation des différentes parties du corps dans une même séquence, avec une précision chirurgicale. Aiko ne danse pas pour plaire, ni pour prouver, elle danse pour dire ce que les mots ne peuvent transmettre, ce que le silence contient. Son regard brûle, me transperce, me consume, il m’envahit quand nos yeux se croisent, deux trajectoires parallèles se trouvent enfin. Il n’y a pas de surprise, juste une évidence. Elle navigue entre les extrêmes, absurdité, délicatesse, gravité, légèreté, sa forte présence scénique dialogue avec mon corps, dans le pas de deux, elle ne s’efface pas, elle fusionne, l’énergie qui circule entre nous est dense, palpable elle est faite de fluides, de tension, relâchement, désir, retenue, spiritualité, sensualité, elle ne joue pas la femme, ni l’amante, ni la muse, elle est présence pure, sa danse est une offrande, un cri muet, une caresse qui fend l’air.
Quand le chorégraphe la regarde, il ne voit pas une élève il voit une interprète, une matière vivante, la solitude sonore de voix chorales. Le metteur en scène et le comédien sont arrivés ils demandent à Mae de reprendre seul le texte de Genet, elle ne sort pas de la salle. Elle écoute. Elle attend. Elle sait que la danse ne s’arrête pas quand le corps se détourne, elle continue dans le souffle, dans le regard, elle incarne l’osmose, cette fusion silencieuse où les gestes se répondent sans mots. Elle, nous, elle, moi. Son éclat s’est fondu dans l’infini, je ne l’ai plus croisée. Mes pas de deux n’atteindront jamais cette densité, cette fusion, cet amour incarné, cette injonction à danser au bord du vide, à embrasser le risque comme essence de l’art.


A propos de Martine Lyne Clop

Ingenieure securite et risques industriels Experte en audits internes et externes Deux masters deux DU. IPRP. Aucun parcours litteraire, mais j'aime passionnément la littérature et l'histoire. J'ecris je lis je fais des collages et de très longues marches. Les ateliers et le travail titanesque de François Bon sont des sources des pistes des portes grandes ouvertes sur des mondes inconnus, un apprentissage quotidien. La lecture de vos publications est un plaisir. Mille mercis.