#rectoverso #12 | la machine

La machine à se précipiter dans les images, c’est les jambes. Elles sont suspendues à une cage, thoracique. Au-dessus flottent deux yeux. Cela pour le cadre, sommaire. C’est ajouré, alvéolé. Très aéré. On dirait un vélo, c’est un corps. Je cours.
Cela coulisse. Cela mouline. C’est plein de trous. Le plongeon est horizontal. Ça passe dans les images et c’en est une. Cela les précipite. Ça va vite, relativement. Je dis ça : je me promène vite.
Je ne pratique pas les compètes à la mode. Je cours seul. Pas de programme, aucune préparation. Ce n’est pas courir, je dis, c’est se promener vite. Je me promène. D’autres, c’est un chien. Quand ça me prend je cours.
Je cours, c’est tout. Après rien.

Ça commence incidemment. Ça commence avant. Ailleurs. Ça commence éparsement. Dehors. Dans le divers. Diversement. Ça commence des plus diversement. Comme ça. Ça vient de plusieurs endroits à la fois. En même temps. Causes diverses. Ça commence accessoirement.
Sans prévenir. Ça a commencé. Ça avait commencé, déjà, sans le savoir. C’était en route, sans doute. Dans le temps. C’est le temps de le rejoindre. Le commencement.
On dit : ça commence… On dit : ça recommence… C’est idem, on en est là. Le temps de le rejoindre, le commencement, il recommence. Le temps qu’il se rappelle, à vous… Je le dis mal.
Ça le reprend.
Au milieu du grand pourquoi, je me suis dit. En courant. En courant je m’arrête. Je fais du surplace. Je fais un panoramique. Tournant sur moi-même. Ça continue là-dessous, le corps panotant, de trottiner, en l’air. Les yeux au-dessus de flotter, les yeux flottants comme des côtes, je me dis, sondant l’atmosphère, horizontalement, à se demander ce qui m’amène, qui m’arrête là.

Au milieu du grand pourquoi. De ses terrassements. De ses alignements. Si par exemple là, d’où je suis, je fais un tour d’horizon, sommaire : deux échangeurs, des ouvrages de franchissement, des rives et des digues, des bassins, fossés, chenaux, des bretelles. Chaussées de l’autoroute, du nord et par-dessus, perpendiculaires, chaussées de la quatre voies. Cela pour les terrassements. Pour les alignements : les rails ou glissières ;
les lignes parallèles haute tension ;
les rives, maçonnées sous les ponts ;
les remorques des camions qui se suivent en une file, containers, les arêtes des hangars ;
les passages des trains alignés sur les caténaires, sur la ligne d’horizon du viaduc, l’alignement de l’A1 et de la LGV Nord en un même sillon ;
les peupliers (rideaux), les épicéas (crêtes), l’alignement des arbres en général : alignés le long des voies : taillés dans l’alignement, les plantations en rangs ;
les grillages des clôtures…
— C’est un sport de contourner à pied un nœud routier… Il ne faut pas avoir peur de marcher. Quand je vois les routiers sur les bas-côtés, leurs ensembles stationnés tout le week-end sur le parking sécurisé, obligatoire, marchant sur des kilomètres pour rejoindre le bourg, se ravitailler… Moi c’est différent : je cours.
Moi, je ne suis pas coincé là. Au milieu du grand pourquoi. De ses dépôts sauvages.

Je passe et c’est là, sur le bord. C’est à cheval sur le bord de la route. Elle est peu passante : elle est réservée, ça ne fait pas une raison. Ça ne donne pas raison, à ça. Ça n’excuse pas. Pour autant ceci expliquant cela, il y a des chances… Que la solitude des lieux — si ce sont des lieux —, l’écart, en soit la cause. La distance, à la fois la visibilité et la dissimulation, la petite route à l’écart, l’écran que dresse la forêt, le retrait… Est-ce que je ne suis pas là pour exactement les mêmes raisons ? Je me tourne, l’un et l’autre bout de la route se dessinent ou se perdent dans le cadre boisé, carrés blancs : devant moi : dans mon dos, je suis dans ce couloir-là, de verdure dense, haute futaie, dans le massif. Je suis en courant ce couloir, aérien — cela, sera dit et redit : je n’ai que l’air à la bouche.

Et des déchets pleins les yeux. Des déchets comme des effets. — C’est personnel et je ne vois pas en quoi… Ça tient, ou se décompose là, à mes pieds, en peu d’éléments. Encombrants non, toujours est-il que que ça empiète sur la chaussée. Est-ce que c’est tombé de l’auto en roulant ? Non, cela serait dispersé, cela traînerait en longueur, épars dans la distance. On s’est arrêté pour faire cela. Cela pourrait passer par une vitre baissée, c’est peu important. Mais ça n’a pas été jeté mais déposé, l’empilement en fait foi.

C’est peu important en volume, et coloré sur l’herbe de l’accotement, non, pas un déjeuner mais, ça complète le spectre. Y a-t-il autant d’éléments qu’il y a de couleurs, les primaires et les secondaires ? Alors je serais tombé sur le pied d’un arc-en-ciel… Je sors mes doigts.

C’est tombé… Je suis tombé… du camion ou des yeux, façons de parler. En fait c’est posé, et posé moi aussi je suis, des yeux, maintenant, dessus.

La route est en forêt, traversante, ce que j’appelle le domaine de ma respiration : j’y ai les poumons expansés, étendus, j’y ai mes extensions : la forêt, chaque arbre, respire pour moi. On fait des échanges. Ça n’arrête pas. Là je m’arrête, je souffle, pour le coup j’ai laissé tomber mon trottinement sur place — celui qui me fait monter les idées à la tête —, avec mes doigts j’ai sorti mon mobile. Ce n’est pas parce qu’on est sans raison qu’on est sans mobile. J’ai dézippé la poche au-dessus des fesses et extrait à deux doigts le mobile de la poche, je vais faire une photo ou deux, pourquoi ? Pourquoi faire ? Un dépôt sauvage me tire le mobile de la poche, c’est plus fort que moi.

Même si je ne sais jamais sous quel angle prendre ça, comment m’y prendre, quelle position prendre moi-même pour me plier au meilleur angle sous lequel prendre le dépôt qui est là, devant et comme sous moi, sous mes yeux en tout cas, m’adapter au dépôt sauvage. Même si je ne sais jamais sous quel angle prendre ça, ça me capte, mon attention, ma curiosité, et me mobilise le corps tout entier le temps d’appuyer une, deux fois sur l’écran tactile, la pastille rouge ; d’avoir sélectionné 16/9e, les images ainsi plein écran, à fond d’écran de mobile, comme si je testais une compatibilité entre ce que je prends et ce dans quoi je le mets. Est-ce que ça rentre ? Il faut que ça tienne dans le format 16/9e, que ça le remplisse en tout cas, même si tout ne rentre pas. Que choisir ?

Cadrer. Retrancher. Couper. Ce qui complique ou fausse tout. — Je ne serais pas objectif ? Ça ne peut pas documenter un dépôt sauvage ? Dresser un constat ? Devenir sentinelle ?

Trouver un biais. Je trouve ce biais-là, du spectre : me concentrer sur les couleurs, et juste faire entrer les couleurs. Pour les éléments, matières, structures, j’ai mes deux fois cinq doigts. Si ça se trouve ça me fera un poème… Mais ça ne me dira pas comment c’est là. — D’où ça vient ? La question n’est pas là — je crois.

Cela se digitalise, ça me tient aussi sur le bout des doigts : j’énumère

Pollueur, à partir de cet instant vous êtes filmé… Ça fait drôle. Cet avertissement. Je suis prévenu. Me sens visé. Je suis catalogué, en empruntant ce court chemin au bord de l’Oise, portion peut-être de l’ancien chemin de halage, de part et d’autre bordé de haies.
Je me sens conduit par cette double haie en plus des passages gris des roues, un chemin que les véhicules ont façonné, et modelé, qu’ils ont dimensionné. Un couloir. 
Pas moyen de le prendre autrement que dans un sens ou dans l’autre. 
Ça engendre une conduite. 
Comment je dois le prendre ? Je ne peux pas faire demi-tour à cet endroit, ça paraîtra suspect. Un peu comme si j’approchais d’un contrôle et que je rebroussais chemin. C’est louche. Voire répréhensible. Quasi refus d’obtempérer. Par anticipation. Je ne me soumets pas au contrôle. 
Comment je dois le prendre ?
Je le prends pour moi. Je me sens catalogué, épinglé. Je sens le pollueur en moi. Ça me met mal à l’aise tout le long, dans une insécurité, une perte d’assurance, tout le bienfait d’un chemin, de se laisser aller à longer la nature, biocorridor, les clôtures au fond des jardins, fonds oubliés, est perdu. J’avance sur des œufs, me prends les pieds dans les nids-de-poule. Je n’ose pas lever les yeux.
Où est la caméra ?
Ce pourrait être perçu comme une curiosité déplacée, ou malveillante, comme la marque d’un esprit pas tranquille. Il y a pourtant des oiseaux à chanter là-haut, j’aurais souhaité, pourquoi pas ? croisé leur regard. Le centre de supervision départemental, j’en ai entendu parler, vidéosurveillance rurale, j’ai lu des chiffres, j’ai oublié, c’était dans le journal. Le pollueur en moi ne sais pas où se mettre…
L’autre n’en mène pas large non plus. Est-ce que, mettons quelqu’un qui ramasse un objet dans un tas d’encombrants déposés sauvagement, s’il le repose, de ce simple fait se rend-il complice ? S’expose-t-il à des poursuites ? De par l’intérêt, même bref, qu’il porte à des choses qui, semble-t-il, n’intéresse plus ? Ou pas encore ? 
Dans l’entre-deux ? 
Entre leur décharge et leur enlèvement ? 
Vivement le bout du chemin. Il me faudra alors le guetter, puis me retourner pour lire, relire le même panneau, même message à moi adressé, puisque je le lis, je suis concerné, le panneau me regarde, le même à l’autre bout. L’autre entrée. l’autre accès. J’avance dans les pas de quelqu’un. J’avance dans le film de quelqu’un. 
Je suis pollueur comme c’est écrit. 
Quelqu’un est passé avant moi. 
Déjà j’ai dépassé une limite, ils écrivent : pollueur, passée cette limite… Je ne sais déjà pas ce que je fais là. Je ne fais rien. Exactement. Si je courais, je courrais. Je ne cours pas, là. Rien ne va quand je ne cours pas. 
Plus rien ne glisse.
Ça ne va pas. 
Ne tourne pas rond.
Je presse le pas. Prends l’air d’aller savoir où. D’avoir rendez-vous, avoir quelqu’un à retrouver. Quelqu’un ? Voilà. Je revois le panneau, le même, de dos. Je le passe, me retourne sur lui, je me trompais. J’avais mal interprété.
Oublié.
J’avais déformé, il est écrit : à partir de cet instant… Cela voudrait dire qu’il y a deux instants, partant chacun dans son sens, et qui certainement dépassent une limite, pour partir, ou bien ils entrent quelque part, ils vont s’y rencontrer, ça ne va pas tarder…
Ça va faire un drôle de film…

L’endroit du canapé d’angle (au bord de l’échangeur).
L’endroit du gant de manutention (devant la station d’épuration).
L’endroit du gant de toilette (sous le pont).
Ces trois endroits forment un triangle. Évidemment. Ce triangle est théorique, n’est que géométrique, est imaginaire ou fictif : triangle en l’air. C’est dire qu’il excède, se dérobe au champ de vision. Ce triangle n’existe que dans et par mon déplacement d’un point à l’autre. Il est de mon fait, c’est mon activité physique, c’est ma gymnastique, mentale. Une constellation d’endroits ne s’embrasse pas d’un regard. Elle est une construction, une reconstitution. C’est une invention.
La constellation est schématique. Le schéma est une base. Un emploi du temps se recomposerait, serait inventé sur cette base.
— Qu’avez-vous fait de votre nuit ? Où avez-vous passé
… Cela marcherait si des endroits étaient aussi des étapes. Mais mes endroits ne sont pas des étapes, ou ne sont que les miennes. Ne sont que mes stations. Une constellation est sans corrélations. A priori. Tout ce qu’elle définit, c’est un point de vue, elle dépend toute entière de lui. Avec une constellation, qui plus est crashée au sol, on est dans l’ordre du divers (du cosmique ? encore ?), soit : de ce qui ne rentre dans aucune case — ou les déborde toutes. C’est autant éclaté que constellé. Parce que le divers, c’est l’idiot, le fait divers, c’est ce qui se passe d’idiot. Le fait isolé — le fait de l’être. L’idiot : ce qu’on laisse, celui qu’on met de côté.
… Pas d’accord. Il n’y a de constellation, soit de phénomène, visuel ou mental — peu importe, c’est toujours des images —, repérable, qu’à partir du moment ou des étoiles, ou des choses, brillent d’un éclat équivalent, ou approchant. C’est ainsi que des points irrémédiablement séparés dans l’espace communiquent : ils se reconnaissent à leur intensité.

…Le toit de l’auto brillait à l’autre bout, les épis couchés tout le long, dans ma direction, sur une bande large comme un homme. Un homme à contre-jour venant de face, à ma rencontre, qui aurait pris à travers le champ, s’y serait enfoncé de face, à pleines jambes, dans la nuit, tout droit. Plus s’ils se suivaient, ou des garçons et des filles, on est l’été, j’ai regardé derrière moi…

Au bout du parking du soir, le parking de la gare il y a une maison, derrière la maison il y a une véranda, au fond de la véranda il y a un écran plat, il y passe un match : de foot, il y a l’ombre d’une tête devant, l’arrière d’une tête reposant sur le dossier dans un canapé devant, canapé barrant la vue, tête dépassant, entre le parking et l’écran, de la rambarde de la terrasse à l’arrière de la maison, de la terrasse sur laquelle est construite une véranda, de la rambarde autour de la terrasse en hauteur dépassant le mur au fond du jardin, mur clôturant la propriété au bord, au bout du parking, le parking de la gare le soir, le parking parallèle aux voies qui se vide, le soir, le parking sur lequel le soir se pose, la douceur s’étalant sur le quai désert, le repos dans le silence du soir, la douceur du soir.
Moi, je suis sur le parking, je suis dans l’axe de l’allée centrale du parking et je t’attends.
Quelques étoiles s’alignent.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | la machine”

  1. Texte étrange à première lecture, mais qui saisit. Ces ordures abandonnées (triangle? Constellation? pas assez brillantes pour former constellation?…) qui dessinent une carte de la honte. Merci pour ce texte sentinelle.

  2. Merci pour cette course physique et réflexive, pensées qui tourbillonnent en soi dans la tête tandis que le corps s’élance. Bien aimé le rapport course et déchets, questionnement et très belles images de l’environnement. Bravo !