#rectoverso #12 | Pretty in pink

Le lit a été livré hier. Un futon deux places, qui occupe presque tout l’espace de la chambre. Je commence à m’habituer à dormir seul.
J’ai fini de déballer les livres, déplier et ranger les vêtements. J’ai branché dans le salon la chaine hifi que je trimbale au gré des déménagements depuis plus de 20 ans. Claire n’en voulait pas, de toute façon. Elle a gardé presque tous nos disques, et la mini-chaîne de la chambre. Notre chambre. La sienne, désormais.
Il y a encore un carton à vider. Celui-là, je crois bien que je me le coltine depuis presque aussi longtemps que la chaine hifi. Dedans, principalement de la paperasse. Quelques livres. Des revues : les premiers Starfix, une demi-douzaine de numéros de HK Orient Extreme Cinema, de vieux fanzines, des cassettes audio que je croyais perdues : The Jesus & Mary Chain, Big Audio Dynamite, Love and Rockets. Une autre, sans boitier et rien d’inscrit dessus.
Une enveloppe épaisse contient une planche-contact de format 20×25 cm : quatre bandes de six miniatures à l’échelle du négatif. Des rayures, des grains de poussière qui font de petites étoiles blanches sur le tirage trahissent un développement artisanal. Au-dessus de chaque vignette, l’inscription « kodak safety film 5063 » en blanc sur fond noir. Dans la marge, au feutre blanc, d’une écriture appliquée : « Juin 87, Père-Lachaise ». Certaines photos sont barrées d’un trait, d’autres sont cerclées de blanc, une seule est entourée de rouge. On y voit une jeune femme qui se tient devant une sépulture. La jeune femme accroupie devant la tombe, je la reconnais aussitôt : c’est Claire. Claire, quelques années avant que je fasse sa rencontre chez Serge. C’est elle sur presque toutes les miniatures de la planche-contact, à l’exception d’un gros plan sur le buste de Jim Morrison, et de la silhouette floue d’une fille que je ne connais pas devant l’entrée d’un cinéma.
Je me rends compte que ça fait presque une demi-heure que je scrute les miniatures quand le téléphone sonne et que je regarde ma montre. C’est Claire, qui veut savoir quand je passe prendre la petite le weekend prochain. Je raccroche sans mentionner ma découverte. Ça ne me regarde plus, de toute façon. Je lui rendrais la planche-contact en allant chercher Zoé. C’est en voulant la remettre dans l’enveloppe que je vois qu’elle contient également une place de cinéma déchirée avec le logo du Reflet Médicis (séance de 18 h, samedi 27 juin 1987, pour le film Easy Rider en VO. 30 FF), et une bandelette de quatre photomatons. Quatre portraits de Claire avec l’autre fille qui l’enlace. Qui était-elle, bon sang ? Je venais de passer les 20 dernières années avec Claire, et pas une seule fois elle n’avait mentionné cette amie. Si elles avaient été si proches, comme semblaient l’attester les photos, c’était tout de même étrange qu’elle ne m’en ait jamais parlé.
Tout à coup, je n’ai plus envie de lui restituer les photos. Je veux savoir quel secret elles renferment. Je sais qu’il n’y a sans doute rien, mais ça m’occupe l’esprit. Et puis… Claire était glaciale, tout à l’heure, au téléphone. Sur ces photos, elle est souriante. Je la regarde, et c’est comme si j’étais là, moi aussi, dans les allées du Père-Lachaise, que j’allais la rencontrer pour la première fois, et je saurais cette fois ne pas reproduire les erreurs du passé, je saurai l’aimer comme elle voulait qu’on l’aime, et peut-être m’aimerait-elle alors aussi comme je brûlais de l’être ?
Je ne dois pas me complaire dans ces idées-là. La page est tournée, non ?
Il y a d’autres trésors, dans ce carton. De vrais trésors, cette fois. Dès les premières notes de Just Like Honey, quand je mets la cassette de l’album Pyschocandy dans le lecteur de la chaine hifi, je me prends mes vingt ans dans la gueule. Et c’est bon. Bordel, que c’est bon ! Et ça, ça n’appartient qu’à moi. Ces souvenirs-là, Claire n’en fait pas partie.
Après, j’hésite. Megatop Phoenix ? Non, la curiosité l’emporte, et je mets la K7 qui n’a pas de titre. Une TDK SA90.
L’enregistrement commence par une version live de Big Mouth Strikes Again, suivi de 10:15 Saturday Night, et je sais avant même d’entendre la voix féminine qui s’adresse à Claire que la K7 lui appartient. « C’est France, ma chérie… cette mixtape est pour toi… Souviens-toi comme tu es belle en rose… » murmure, espiègle, la jeune femme sur l’intro de Pretty In Pink, et j’ai maintenant un nom à poser sur le visage flou aperçu sur la planche-contact, une voix à associer à la fille de profil qui embrassait Claire sur la série de quatre photos prises dans une cabine Photomaton.

J’ai profité d’un déplacement professionnel à Paris pour reprendre contact avec Serge. Il a accepté de me rencontrer dans un café près des Halles. Il porte toujours beau, et je vois au sourire contrit qu’il m’adresse que j’ai pris cher de mon côté. Il semble sincèrement content de me revoir. « Ça fait quoi ? Une vingtaine d’années, non ? ». Il bosse dans une agence de pub, gagne bien sa vie. Toujours célibataire. Il sait, pour Claire et moi. « Vous avez une môme, non ? Ça va ? Je veux dire, toi, ça va ? » Il a compris. Quand je lui parle de la planche-contact et des photomatons, il soupire. Je vois qu’il est ému. « Tu l’as pas connue, toi, France, hein ? Elles étaient ensemble au lycée, je crois. Les photos doivent dater de cette époque… Juin 1987 ? Ouais, c’est ça ! Claire était en école d’art avec moi en 89. Elles étaient inséparables, toutes les deux… ». France, il l’a côtoyée un peu. Il me raconte que les deux filles vivaient en coloc. Il se souvient des soirées mémorables où il les avait croisées. Longtemps, il a cru qu’elles couchaient ensemble. Puis il me raconte l’accident, France tuée par un chauffard en plein Paris. Claire a mis du temps à s’en remettre… Il ne remarque pas que j’encaisse le coup. Claire ne m’a jamais parlé de France. Il ne le sait pas.
Serge est sorti avec Claire quelques mois plus tard. Ça faisait un moment qu’ils flirtaient plus ou moins tous les deux, depuis la fac, mais il y avait toujours France entre eux. C’est ce qu’il s’était dit après coup.
L’histoire, ensuite, je la connais. La fille avec qui je sortais à l’époque connaissait Claire, et Claire nous avait invités à une soirée chez Serge. C’est là que j’ai fait sa connaissance.


Ce dernier samedi de juin, à Paris, le temps est sec et doux, la journée ensoleillée. Le thermomètre affiche 30 °C au plus fort de l’après-midi. Les conditions idéales pour sortir enfin, après toutes ces semaines de mauvais temps. C’est certainement ce que s’est dit France, lorsqu’elle a proposé à Claire de passer la journée avec elle. Claire a mis sa robe rose, celle que sa mère lui a offerte le mois dernier et qu’elle porte aujourd’hui pour la première fois. « N’es-tu pas jolie en rose ! », lui dit France, et ça les fait rire. Elles ont toutes les deux adoré le film Pretty in Pink et connaissent par cœur la chanson des Psychedelic Furs.
Elles tournent un moment dans le cimetière avant de trouver la tombe du chanteur. Jim Morrison aimait-il le rose ? Claire aime bien les Doors, mais elle leur préfère des groupes plus actuels. Sans doute qu’elle écoute Ouï FM, maintenant que La voix du Lézard a cessé d’émettre. Elle a apporté son carnet de croquis. France hésite avec son appareil, semble se perdre dans les réglages. Claire voit bien qu’elle n’est pas à l’aise, et elle trouve ça touchant. Elle essaie de rendre ça sur le papier. Elle est plutôt contente d’elle. France lui demande si elle peut voir le dessin. Claire la trouve chouette, cette fille. Et elle voit bien comment elle la regarde. Elle aussi, certainement qu’elle trouve France jolie. Elles sont à l’âge où se mélangent amitié et désir sans que rien ne prête encore à conséquence.

La fréquentation des morts, ça ouvre l’appétit, ou c’est plus sûrement les allers-retours dans les travées depuis le matin, et le petit-déjeuner déjà loin : les voilà, les deux amies, attablées au MacDo, croquant à pleines dents leur double cheese, s’échangeant des frites, sirotant leur Coca pilé aux glaçons. À Bastille ensuite, elles s’arrêtent pour un café, et c’est Claire, cette fois, qui a l’idée des photomatons. Alors, on descend quatre à quatre les escaliers qui conduisent au métro avant d’apercevoir dans le recoin d’un couloir la cabine en Formica. 5 FF les quatre poses. France fait tourner à toute vitesse le tabouret réglable et Claire l’imite aussitôt, dans l’autre sens. Enfin, elles s’assoient, tirent le rideau épais orange, finalement non, le bleu, et puis non, on replie en accordéon les deux rideaux en synthétique, le fond blanc fera l’affaire. Les deux filles se serrent l’une contre l’autre pour faire entrer leurs visages dans le cadre du miroir sans tain au-dessus de l’appareil. On s’essaie à quelques grimaces, France glisse les pièces dans la fente et personne ne bouge ! Le flash, une fois, deux fois, trois fois. Claire fait mine de se relever. France l’embrasse sur le coin de la bouche. Le flash se déclenche une dernière fois. Claire sursaute et France éclate de rire.
Les filles trépignent ensuite plusieurs minutes devant la cabine, scrutant la fente qui s’apprête à libérer les photos, et il faut attendre encore quand tombe d’un coup sec la bandelette dans le réceptacle pour ne pas laisser de marque de doigts sur l’émulsion humide. Enfin, n’y tenant plus, France se saisit délicatement du tirage, le secoue pour qu’il sèche plus vite. Claire se penche pour mieux voir, son amie passe son bras autour de sa taille et elles s’éloignent en riant pour rejoindre la sortie. Ce qu’elles font après, on ne le sait pas. Il faut 20 minutes environ pour rejoindre à pied La Sorbonne, 5 ou 10 de plus jusqu’à la rue Champollion.
C’est France, n’en doutons pas, qui propose d’aller voir la reprise Easy Rider au Médicis. C’est elle, après tout, qui a eu l’idée d’aller sur la tombe de Morrison.
Que pensent-elles du film, ensuite ? Claire ne le mentionnera jamais devant moi, comme elle ne me parlera jamais de France. Peut-être a-t-elle vu rétrospectivement dans la fin tragique du film un présage de ce qui allait arriver à France.


A propos de Philippe Castelneau

Ma mère, professeure de danse, à l’adolescence, je me rêvais directeur de revue. Finalement, ayant aussi le goût des livres, plus tard je contribuais à créer une revue littéraire : La Piscine (aujourd'hui disparue). Je vis à Montpellier où je suis libraire. Ce métier me permet de partager quotidiennement ma passion pour les livres, tout en poursuivant mes activités d’écrivain et de photographe. Mon site : https://philippe-castelneau.com

6 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | Pretty in pink”

  1. …. Toutes ces vies entremêlées dans un passé qui s’évoque au présent… et ces non dits, ces coups du sort, qui font prendre des trajectoires.. des routes ensemble ou pas à des carrefours de vie…si les histoires d’amour finissaient bien… on le saurait…merci pour les clins d’oeil musicaux aussi.

  2. C’est fou comment je peux oublier la proposition précédente à peine passée à la suivante. Alors je tente de me remémorer celle-ci en vous lisant et je me souviens, découverte objet et récit, j’y suis et je plonge dans vos portraits de Claire et de France. Merci pour ce joli texte un peu triste de séparation mais j’aime cet angle pour s’immerger des photo matons. Et ce siège qu’il faut tourner et ce rideau en fond à choisir. Ravie de découvrir votre écriture, à très bientôt.

    • Merci, je suis très touché par votre retour. France a surgit sans prévenir au détour d’une des propositions de François, et s’impose désormais dans mon récit ! Je la laisse faire, bien évidemment…

  3. Et le titre évoque aussi beaucoup, La vie en rose d’Iggy Pop, Rose bonbon ce film de 1986 de Howard Deutch avec Molly Ringwald, etc.