#rectoverso #PS | Exilé provisoire

l’entrainement d’aïkido venait de finir. Je fréquentais ce dojo depuis plus de dix ans. J’étais une figure connue et reconnue du lieu. N’avais-je pas obtenu récemment mon troisième dan ? Il m’arrivait de plus en plus souvent de remplacer le maître pour faire le cours lorsqu’il en était empêché. C’était un vieil homme maintenant. Son corps, longtemps préservé de l’usure des ans par la pratique quotidienne de son art, demandait grâce, aspirait au repos. J’étais pressenti pour prendre sa suite, mais j’hésitais à m’engager. Mon maître voulait savoir, — non le mot n’est pas juste —, voulait comprendre pourquoi je tergiversais. Dans l’art de transmettre entre une grande part de la connaissance de ses élèves. Celle-ci s’acquiert petit à petit dans le partage d’une pratique commune. Mon maître savait de moi beaucoup, certainement beaucoup plus que je ne le pensais. Il y avait pourtant une part de mon intimité, celle que je cachais derrière ma joie de vivre, qui lui demeurait obscure.

Alors ce soir-là je lui dis :

Je suis l’exilé provisoire
L’oiseau migrateur
Parti vers d’autres saisons
À tire d’ailes sauvages.
Je suis le guetteur de l’aurore
Qui tient dans ses paumes
L’odeur de l’autan
La fraicheur de la rivière
Les chemins herbeux du coteau
Fragiles, ineffables, indicibles.
À la tombée du jour,
J’écris un poème
Ciel flamand rose des soirs d’été
Écharpes de brume d’automne
Rosée micacée des frimas.
Mes yeux pleurent
Mes aubes sont des crépuscules
Mon corps ne m’appartient pas
Mes pieds sont ailleurs
Restés là-bas
Au pays de l’enfance.
Toi seule pourrais faire chanter la pluie
Dans la plaine désolée de mon âme.
Parfois à la lisière de l’aube

Il me semble t’apercevoir
Dans un songe.
Mais sans visage
Mon poème ne sait pas dessiner les visages
Pas même leur sourire…

Le vieux maître m’arrêta dans mon élan. J’aurais pu continuer longtemps ; un tel poème est sans fin.

— Je te souhaite de rentrer chez toi. J’ai espéré longtemps, moi aussi, revoir la Chine. Ce ne fut jamais le moment. Comment dire à sa famille : je suis parti pour faire fortune et je reviens sans le sou. Rien n’est pire pour un Chinois que perdre la face.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #PS | Exilé provisoire”

  1. Merci, François, d’avoir commenté mon texte. Merci pour le mot « fantastique » qui m’ouvre, en effet, une nouvelle piste. Il y a un blanc dans la fin de mon poème, comme un saut de paragraphe, qui coupe une phrase et que je ne sais pas corriger. Désolée.

  2. Belle réponse à la question du maître, en quelque sorte échange des rôles. Et tout ce qui tourne autour du retour au pays, merci