#histoire #02 | parole importante dans une salle de réanimation, les témoins

LE MÉDECIN RÉANIMATEUR

J’ai de la bouteille à présent. Cela fait, voyons, sept années, que je travaille dans ce service. Je connais tous les protocoles de soins. Je les exécute comme un automate. D’ailleurs, au train où vont les choses, il y aura bientôt des automates pour faire mon boulot. J’aime les gardes de nuit. On a le temps de penser. Tous les bruits sont amplifiés et surtout, l’oreille se faisant vigilante, ils se différencient les uns des autres : les sifflements des respirateurs, les tic-tac des machines, leurs arrêts et leurs redémarrages, les soupirs des patients, j’y suis habitué, je n’y porte plus vraiment attention. J’accroche mon écoute à la plainte du box 2 (tellement cassé que malgré les sédatifs, il doit continuer à souffrir), aux halètements du box 3 (dans un rêve érotique sous l’effet de la morphine), à la respiration de l’infirmière de nuit qui, de fatigue accumulée, est en train de s’assoupir sur sa chaise. Tous ces bruits humains me ramènent à mes responsabilités de chef de service. C’est très calme une nuit à l’hôpital, même en réanimation. Tous les problèmes ont été réglés dans la journée : les traitements, les questions de confort, les rapports avec les familles… Je suis celui qui veille. C’est pour les patients que les nuit sont difficiles, pas pour les soignants, sauf si quelque chose survient…

LA PATIENTE DU BOX 3

Qu’est-ce que je fais-là ? Dans du gris ! Où est le sable doré et chaud. Quelqu’un me regarde, tourne autour de ma serviette de plage. Serait-ce mon amant qui s’en va sur la pointe des pieds ? « Reste, s’il te plaît, c’était si bien !» Il est parti, une larme me coule sur la joue. Je la vois mais je ne la sens pas, elle est grosse comme une perle, elle roule sur mon visage, qui n’a pas d’yeux pour pleurer. J’éprouve une tristesse énorme, un abandon inconsolable et je disparais dans un « slurp », comme l’eau d’un lavabo qui se précipite vers la bonde. Siphonnée, je suis siphonnée. Mais on parle à mon oreille! « C’est toi, qu’est-ce que tu dis ? Quoi ! »

LA PATIENTE DU BOX 1

Impossible de dormir, c’est long, long ! Comment elle disait, ma mère, déjà « long comme un jour sans pain ». Je ne bouge pas, je suis comme morte. Je suis capable de rester ainsi pendant longtemps à écouter mon souffle dehors et mon souffle dedans. Si on fait très attention, on s’entend respirer de l’intérieur. Si, si, je vous assure ! Dans cette pièce c’est difficile parce qu’il y a beaucoup d’autres bruits. Je ne sais pas qui est dans le box à côté du mien, je crois que c’est un jeune homme. Dans celui d’après, il y a une dame assez âgée. Je dis ça à leurs voix, mais je peux me tromper, même si j’ai l’oreille musicale. J’étais déjà là quand elle est arrivée, la dame, et j’ai entendu son installation. Elle avait l’air de déguster, la pauvre. Dans les salles de réanimation on mélange tout le monde : les hommes, les femmes, les jeunes, les vieux. On tire des rideaux entre les lits pour plus d’intimité et les soignants parlent bas. Alors ce qui a amené ici le box 2 et le box 3, j’en sais rien, même, si curieuse comme je suis, j’aimerais bien savoir. Le Box 2 vient de parler. Zut ! j’ai pas compris ce qu’il disait. Qu’importe, ce qui compte, c’est que je sois tirée d’affaire. Pour moi, c’est bon ; je sortirai bientôt. Il me suffit pour cette nuit d’être sage et de ne pas bouger, ça aidera.

L’INFIRMIÈRE DE NUIT

Je me suis enfin assise sur la chaise. Il faut que je profite de ce moment calme pour souffler un peu. La soirée a été très dense et à six heures, ce sera le branlebas de combat avant l’arrivée de l’équipe de jour. Les gardes de nuit sont fatigantes, je me console en pensant à ma feuille de paye. Il faut que j’achète de nouvelles chaussures à ma fille. Elle grandit vite. Il y a aussi ce téléphone qu’elle me réclame. Elle me dit que toutes ses copines en ont un. En CM2, je trouve que c’est un peu tôt. Surtout qu’elle veut un téléphone pour aller sur Internet. Moi je suis contre. Bien sûr, comme toujours, elle m’a dit : « Si tu veux pas, je demanderai à Papa. » Et son père cèdera. C’est pas facile la garde partagée quand les parents n’ont pas les mêmes principes d’éducation. « Ah ! vous êtes-là, Docteur, le monsieur du box 2 vient de parler, je vais voir s’il a besoin de quelque chose. »

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

3 commentaires à propos de “#histoire #02 | parole importante dans une salle de réanimation, les témoins”

  1. Merci pour votre description si realiste de cette salle de reanimation et de ses temoins. Tres beau texte. Merci beaucoup.
    Martine Lyne

  2. troisième lecture, après la mienne, et trois fois du pain…je suis les miettes.

    N.B.: ô que j’aimerais vous écrire que je fais tout exprès! Las, rien de tout cela, j’ai du naître un jour de fête de l’ambiguïté, du paradoxe et du mauvais jeu de mots…