Codicille : Une jeune femme, un tablier blanc à bavette autour de la taille. Elle est penchée vers la table, occupée à empiler les assiettes pour la débarrasser des reliefs du déjeuner. Ses cheveux blonds sont rassemblés en queue de cheval dans sa nuque, serrés dans un chouchou rose. Une montre, rose aussi. Expression : attentive, à l’écoute. ( Extrait de mon #03 | Le déjeuner d’accueil. )
Pourquoi est-ce toujours moi qui m’occupe de la table d’honneur, lors des repas d’accueil ? Pourquoi la directrice me désigne-t-elle, moi, d’un ton mielleux : « Si, si, Sandra, ce sera vous, vous êtes parfaite, pourquoi changer une équipe qui gagne ? » Pourquoi diantre, parle-t-elle d’une équipe ? Nous ferions équipe, elle et moi, pour le succès de son déjeuner ? Pas vraiment, comme nous l’allons voir. Je ne suis pas si lisse qu’elle le croit. Et pourquoi ladite directrice, si infatuée d’elle-même, ne comprend-elle pas qu’il serait beaucoup plus judicieux d’instituer un tour de rôle parmi tout le personnel féminin de l’établissement pour ce service de table ? Pourquoi ? Pour plus de discrétion par exemple. Pourquoi est-elle aussi sotte ? Pourquoi les autres filles ne seraient-elles pas capables de faire le service aussi bien que moi, hein pourquoi ? Et pourquoi, parmi mes collègues, aucune ne revendique le privilège, — car c’en est un, comme vous allez le constater— de servir la table d’honneur. Il est là le pourquoi essentiel. Pourquoi la directrice fait-elle de moi, sans en avoir une once de conscience, le témoin privilégié de ce qui se passe à la table d’honneur ? Est-ce vraiment raisonnable ? À force d’être témoin, on peut devenir indiscret. Pourquoi ? On observe, on écoute, on s’intéresse, on est rempli de pourquoi, on se fait une opinion et, si on a un auditoire, on raconte. Il y a tant de pourquoi à la table d’honneur.
Et voici mes pourquoi d’aujourd’hui.
Pourquoi la directrice arbore-t-elle cette coiffure ridicule de petite fille ? Deux nattes relevées sur le haut du crâne fixées par une barrette de brillants.
Pourquoi a-t-elle invité ce commissaire de police à la retraite ? C’est un patient, certes, mais un ambulatoire et les déjeuners d’accueil sont réservés aux pensionnaires.
Pourquoi pérore-t-elle à propos des tilleuls du parc ? Ils sont vieux, ils sont beaux, mais pourquoi nous les ressert-elle à chaque déjeuner d’accueil ?
Mais surtout pourquoi, lorsque le jeune homme en fauteuil roulant, la chambre 25, a pris la parole au sujet de la corbeille de lilas d’été — du plus bel effet cette corbeille au centre de la table — la pensionnaire de la chambre 12 a semblé si interloquée. Pourquoi a-t-elle posé brutalement ses couverts pour joindre les mains ?
Et pourquoi la chambre 25 a bredouillé avant de se taire définitivement jusqu’au café. Pourquoi ce jeune homme a-t-il eu ce regard fuyant et apeuré ?
Du coup, pourquoi le commissaire a regardé alternativement, le chambre 12 et la chambre 25 d’un air perplexe, sa fourchette de petits pois en l’air, prête à verser.
Pourquoi la chambre 12 a-t-elle tenté de se composer, sans y parvenir, un visage calme alors que, visiblement, elle cherchait quelque chose dans sa mémoire ?
Et pourquoi, Jasmin, le caniche de la directrice, s’est mis à hurler à la mort en entendant la voix caverneuse de la chambre 25 ?
Quand j’ai raconté tout cela à mes collègues, en y mettant du suspens et du ton, comme elles aiment, les pourquoi ont fusé, des pourquoi qui n’avaient pas de parce que. Je me suis agacée : — Si vous croyez que c’est facile d’écouter sans en en avoir l’air, de regarder tout en ne fixant rien, de garder ses écoutilles ouvertes, tout en disant « encore un peu de sauce, une autre part de gâteau, un ou deux sucres dans votre café », vous n’avez qu’à essayer. Je vous laisse ma place quand vous voudrez.
—Non, non Sandra, ne change rien, tu racontes trop bien, s’est écriée Solange.
Je n’ai pas compris quels « pourquoi » sont d’aujourd’hui… En tout cas, j’ai bien compris que certaines venaient de l’intérieur -d’un intérieur tout rose…- et d’autres venaient de l’extérieur vers les personnages, c’est bien ça ?