
Un bref coup d’oeil, mon regard se pose sur une photo format A4, enfermée dans son cadre d’origine en plâtre blanc, orné de motifs rococo, pourquoi sur cette photographie où deux hommes à peine sortis de l’enfance se tiennent par l’épaule, souriants, deux jeunes adultes en vacances, derrière eux un soleil blanc, nostalgique et mélancolique comme un appel, une suggestion, pourquoi choisir de décrypter l’image couleur sépia, pourquoi donner une interprétation incisive, comme si un monologue intérieur, une immédiateté s’imposaient, m’obligeaient à m’arrêter, observer avec minutie, me pencher sur le cadre rococo posé sur le cabinet d’angle en bois d’acajou, pour m’extraire de la banalité imposée, où la photographie en argentique couleur sépia remodèle deux silhouettes isolées de leur contexte ce jour-là, pourquoi cette vérité cachée, cette conformité dans un faux-semblant pourquoi à ce moment précis focaliser l’absence de vérité mémorielle sur l’ombre fanée des silhouettes pourquoi faut-il l’apparition d’un hors-champ invisible, indicible pour définir l’intensité des regards pourquoi cette perception absente, dissoute, pourquoi refuser l’interprétation de cette photo sous forme de conte pour enfants sages où deux personnages convoquent une illusion tranquille construite sur un sublime mensonge dans ce présent terne où une imagination factice dessine en technicolor un passé qui n’est pas libre parce qu’aucune société ne le laisse à lui-même alors pourquoi nous faire croire à un réel bonheur plutôt qu’à une perte de mémoire, un oubli, un consentement déformé, défiguré et pourquoi rien, de ce qui est vu là, n’est vrai, le présent de la photo posée sur le cabinet d’angle en bois d’acajou laisse entrevoir une lassitude, nie le passé ce pourquoi du temps allié de la fatalité qui enlise et broie les générations, les projette avec violence dans un miroir brisé où toute parole se dissout dans le flux des consciences stériles, dans les silences, les distorsions syntaxiques, c’est pourquoi témoin de la scène qui se déroule derrière le blanc pâle de la photo je me lève parle haut et fort, dis pourquoi les tabous utilisent des artifices discursifs, des subterfuges, pourquoi l’affirmation d’un malaise, d’un non-dit collectif est la présence réelle de ce qui vient, une obscurité innommée, intraduisible, inextinguible, eux sourient encore, pourquoi sourient-ils autant, tout est sourire chez eux, le regard joyeux, le visage lumineux, leur corps vibrent, ils rejoignent Magnolia Crest à peine visible sur la photo, ce lieu de leur enfance où leurs yeux laissent jaillir, exploser la peur, l’excitation, le désir qui les habitent, comment savent-ils, pourquoi savent-ils qu’ils vont devoir se dénuder devant d’autres dans un monde obscène laisser leur adolescence, leur ingénuité, leur innocence sur le pas de porte de la grande maison, pourquoi veulent-ils emporter en eux l’architecture de l’entrée aux vitraux gainés de fer forgé qui ouvre sur le grand hall pour rejoindre le couloir, un couloir droit comme une baguette de chef d’orchestre qui courre dans toute la maison, traverse la salle à manger, laisse à sa gauche la table de fêtes entourée de ses chaises sentinelles bienveillantes, abandonne l’imposant escalier de bois d’acajou, continue sa course, traverse la cuisine et l’arrière-cuisine jaune et bleu, ouvre la porte du jardin et s’évanouit dans les racines des arbres centenaires, pourquoi ce jour-là ouvrent-ils le garde-manger pour chaparder avec une jubilation enfantine des pêches, de vraies pêches qui sentent la pêche, dont la peau et la chair au goût suave, doré, s’évanouit dans leurs bouches, laissent leur jus glisser des commissures des lèvres au menton, comme avant quand ils jouaient à cache-cache dans toute la maison, riant aux invectives des adultes leur intimant d’arrêter leur vacarme, souvenirs de leurs jeux, leurs courses poursuites, de leurs chutes, de leurs disputes, leurs premières filles, leurs premiers chagrins, leurs premières soûleries, leurs premières bagarres, pourquoi leur paix est-elle ensevelie désormais dans un drap de silences, pourquoi l’aîné est-il si doux, conciliateur, idéaliste, fait pour le pardon, la prière, l’écoute, l’intégrité, pourquoi le plus jeune, le dernier né, muscles secs, corps de sportif, entraîné avec rigueur, discipline, intransigeance, régularité, capable de dépasser ses limites, de les repousser sans répit, masque ses colères, ses violences contenues, sa frustration, sa rage, sa sauvagerie, sa détermination inflexible derrière un sourire sans ombre. Pourquoi a t il fallu qu’il le trouvât dans la chaleur naissante du solstice d’été, les jambes dans le vide, les bras ballants.