#5 histoire #05 |Trois vues du front de Garonne à Tonneins

Il faut bien connaître le coin pour découvrir la meilleure vue d’ensemble du front de Garonne à Tonneins, cinquième ville du Lot et Garonne. C’est le cas de trois des personnages de notre histoire, qui pour des raisons différentes, dont nous ne vous dirons rien ici pour ne pas « divulgacher » l’intrigue, franchiront, tour à tour, le pont construit sur le fleuve, au début du XXème siècle, pour chercher du réconfort dans l’admiration de la ville. Qu’il vous suffise de savoir que le confinement de la Covid 19 vient d’être levé et que chacun reprend ses habitudes de promenade.

La première personne est un homme, la « septentaine » fringante, l’œil clair, la moustache au vent, car il circule à moto. Il quitte la rive droite de Garonne. Ici, on ne dit pas « la Garonne » mais tout simplement « Garonne », non par familiarité mais plutôt par respect, comme il arrive qu’on appelle une grande dame par son petit nom. Le pont franchi, il prend à gauche. Quelques centaines de mètres à travers champs (il n’y a pas de bâtiment sur la rive gauche), une petite descente vers la grève et la ville ancienne apparaît dans toute sa majesté. Elle est juchée sur une terrasse naturelle, maintenue en surplomb de l’eau par d’imposants murs de soutènement. Ses maisons alignées, de façon continue, dominent le fleuve de vingt mètres environ. Des rampes et des escaliers permettent d’accéder au quai qui longe l’ensemble sur plus d’un kilomètre. C’est justement le quai, ce qu’il reste du port, la vieille maison du passeur, qu’il ne voit pas mais dont il connaît la présence, qui entraînent les pensées du promeneur et provoquent sa mélancolie. Il sait tout du prestigieux passé de navigation fluviale et de ses dangers à Tonneins. Le passage difficile se situait aux Roches de Reculay, en amont, sur sa droite. Il y eut à cet endroit plus d’un naufrage. Il repense à la vie de Martin, rapportée dans un opuscule de famille. « Moi, c’est Martin, je suis marin, marénié quoi ! Comme tous les « gens de rivière », depuis que j’ai fait quatorze ans, je vis de la batellerie. Au début — j’aime pas trop m’en rappeler de ce temps là —, je trimardais comme tireur de corde sur Garonne. Mon collier en bandoulière, je me louais à la foire d’embauche du Mas d’Agenais. C’était une vie de chien ! Le chemin de halage n’était pas toujours contre la rivière, alors, quand l’angle de tire devenait très grand, on en bavait ! Parfois on préférait descendre sur le gravier, les pieds s’enfonçaient… Quand la rivière débordait, il fallait tirer dans l’eau… Sans compter les bacs qu’il fallait prendre, si le chemin changeait de rive. Le soir, j’étais harassé, je m’écroulais sur la paille d’une écurie d’auberge avec mes compagnons, les bœufs et les chevaux. »

Le deuxième personnage est une femme, encore dans la jeunesse. Elle vient de fêter ses quarante ans. Arrivée à bicyclette, elle s’est assise dans l’herbe, face au front de Garonne. L’air est doux et la lumière du soleil couchant dore la ville. Ce qu’elle cherche des yeux et trouve aussitôt, c’est ce qui subsiste de l’ancienne Manufacture Royale des Tabacs, construite au début du XVIIIème siècle, le corps de bâtiment principal. Bâtie le long du fleuve, elle produisait de la poudre à priser, du scaferlati (tabac coupé en fines lanières), des cordes à mâcher et des carottes à râper. Depuis le XVIème siècle, on cultivait beaucoup le tabac dans la plaine alluviale fertile du Tonneinquais et la navigation fluviale permettait le transport de la production. La renommée du tabac de Tonneins fut telle qu’en 1866, une grosse manufacture fut créée. Située près de la gare, on ne voit pas la Manu depuis les rives de Garonne. Elle prospéra, puis déclina. En 2001, la SEITA (Société d’Exploitation Industrielle des Tabacs et des Allumettes) de Tonneins ferma définitivement. Au plus fort de son exploitation, elle employa jusqu’à mille deux cents ouvriers à la fabrication de Gauloises et de Gitanes. La jeune femme fouille dans sa poche et allume une cigarette. Des larmes douloureuses coulent sur ses joues.

La troisième personne à hanter ces lieux est une femme. Quel âge lui donner ? Environ soixante-dix ans. Elle a laissé prudemment sa voiture un peu plus haut et s’est aidée d’une canne pour descendre jusqu’à la rive. Il fait un temps d’artilleur, raison pour laquelle elle a décidé que c’était le jour ou jamais de venir à cet endroit. À peine a-t-elle trouvé un espace confortable pour ses pieds qu’elle se saisit des jumelles qu’elle porte autour du cou et les braque exactement en face d’elle. Elle cherche et trouve la Place Jean Jaurès et son kiosque à musique qui surplombe les quais. C’est de là que l’on a la vue la plus magistrale sur Garonne, large et puissante, et sa plaine alluviale fertile. C’est aussi la meilleure place pour admirer le feu d’artifice du 14 juillet. Son visage est impassible, mais derrière son masque de statue, on sent une multitude de questions et une grande tristesse.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

4 commentaires à propos de “#5 histoire #05 |Trois vues du front de Garonne à Tonneins”

    • Si tu en as l’occasion, va admirer ce front de Garonne, c’est beau et si plein d’histoires.

    • Oh merci, Martine Lyne, pour votre lecture et vos compliments ! Je suis heureuse que mon texte vous ait intéressée.