#histoire #05 | Rencontres

44 heures 55 minutes

[Enregistrement – 12h03 – Place de la Comédie, Montpellier]

Sujet : Fontaine des Trois GrâcesObservations

Voix : G. L., géologue-traductrice

Bruits et odeurs

Au coin de la place, un Mac Do, enseigne désincarnée, mite le paysage, des adolescents le prennent d’assaut, s’interpellent, voix qui portent. À quelques mètres, les tables des restaurants s’animent, cliquetis de verres, d’assiettes, de mise en tables, d’ordres venus des cuisines. Une porte s’ouvre, un pan de vapeur s’échappe, chargé de vin rouge, de thym, de savoir-faire. Toujours animée, la traditionnelle brasserie Riche contrecarre l’enseigne sans âme, elle est une institution, témoin minéral, familier, familial, ancrée depuis 1893 au cœur de la place, inscrite dans la mémoire de tous les Montpelliérains, elle a vu passer les générations, défiler les modes, les révoltes, les silences, les guerres, les retrouvailles, les cris de joie et de haine, sans jamais céder une once de sa prestance, les clients envahissent sa terrasse, bruits de chaises, sons assourdis de discussions, de commandes, de rires. Les effluves lourds et vineux du bœuf bourguignon annoncent sa couleur, tandis que les volutes épicées du kebab s’élèvent, plus vives, plus nerveuses, l’odeur de l’onglet à l’échalote, discret mais tenace, s’insinue entre elles comme une confidence.

L’Œuf. Midi. La lumière cogne. À part quelques bicyclettes, rien ne roule ici. Ça passe. Ça traverse. Je m’approche de la fontaine. Mon regard émerveillé se pose sur celles qui relient l’art aux vibrations de la rue, s’enracinent dans le béton, capturent le soleil, captent les silences et les bruits de la ville. Murmures d’eau. Trois femmes, trois statues se tiennent par les épaules, les yeux perdus dans un ciel que je ne vois pas. Élégante immobilité de leurs visages sculptée dans le marbre avec finesse, à chacune de mes visites, je ralentis, m’arrête, saisie par le mouvement sensuel de la main du sculpteur sur leur peau marbrée. Chaque fois, cette même émotion, ce même resserrement, cette intrusion dans mon corps, dans ma gorge, dans mon ventre d’une connaissance antérieure, comme si la lumière de la pierre marbrée déposée sur leurs épaules, sur leurs joues, sur leurs bras, me rappelait un savoir vierge, secret, enchaîné aux années, saisons, travaux, touristes, fluides, espaces, zénith et déclin. À chacune de nos rencontres, leurs regards froids, statiques, énigmatiques, vides, absents, que je ne voudrais porter ni sur elles, ni sur vous, ni sur moi, me dérangent.

Je note :

Aglaé. Inclinaison du cou : 17 degrés vers l’est. Exposition directe à la lumière. Le marbre ici est lisse, peu veiné. Elle ne doute pas. Je traduis : présence sans faille, dense, elle possède cette assurance propre aux entités dont l’existence ne souffre ni question ni vacillement. Je l’ai enviée quelques instants. Je la caresse, la pierre pulse sous mes doigts.

Euphrosyne, position centrale : sourire, discret, un trait de crayon comme un pli sur le visage. Pas tourné vers moi, pas vers vous. Pas tourné vers rien. Il est là, comme les néons des restaurants éteints à cette heure du jour, comme le bruit du frigo, comme les mains sur la table. Son monde a glissé sur une vitre salie par la pluie, elle ne sait plus. Le silence ? Ou elle ? Quelque chose s’est rompu. Une infiltration à peine visible s’est installée dans sa chair, au cœur de la pierre, elle ne sait pas si c’est elle qui s’est tue, si elle ne veut plus ou si les ondes circulaires d’un silence moite l’inondent sans bruit, comme on s’assied dans une pièce vide depuis des siècles.

Thalie, en retrait : yeux baissés. Son regard se délite, expression de jours gommés qui s’effilochent en pointillés, ses bras le long de son corps, avec une langoureuse lenteur, n’opposent aucune résistance. Elle tend l’oreille, il y a peut-être des soupirs contenus, furtifs, des froissements, un frottement, un murmure en dessous, sous la pierre, elle l’entend, l’écoute, il palpite là, dans un non-dit qui hurle.

Mes interprétations du langage des statues de pierre se terminent. Je ferme mon carnet de notes.

Il n’est pas préparé pour cette rencontre.

Sous le soleil cru du Midi, trois femmes se dressent nimbées d’une lumière fauve, leurs corps patinés par l’usage, les restaurations, les regards des passants, par les pluies et les soleils du sud, elles semblent attendre là depuis toujours. Presque nues, nu pudique, à rebours des corps calibrés, filtrés, étalés sur les réseaux ou ceux des mannequins lascives sur papier glacé, sous un soleil factice, dans l’œil exercé du photographe. Le Petit Futé dans les mains, je cherche Aglaé, la Splendeur. Je découvre son corps légèrement en avant vers le ciel, elle s’élève. Offrande. Geste. Présence. Souffle. Mains. Élans. Le sculpteur respire en elle. Épaules droites, ouvertes, pleines d’une assurance dans laquelle je reconnais ma quiétude en apnée. La courbe de ses bras, un arc doux, un mouvement la lie aux deux autres. Je reste immobile. Vision mystique de la féminité. Son visage a effacé l’orgueil, la vanité, la séduction. Ce n’est pas le soleil mais une clarté plus sourde, plus lente, plus intérieure qui la traverse sans bruit. Ffeu figé dans la pierre. Ses lèvres à peine entrouvertes retiennent une absence qui ment, je reste là, incapable de nommer ce que je ressens. Ses cheveux relevés en un chignon discret, presque oublié par le sculpteur, suivent l’élégance de sa nuque.Ici. L’étincelle. Le commencement. L’art qui palpite pour la première fois.

Je pensais connaître la joie, celle qu’on arrache au chaos, celle qui surgit après le feu, quand les corps tiennent encore debout. Devant elle, je reconnais n’avoir jamais su. Tout en elle respire la joie, pas celle qui s’affiche, non, celle que l’on porte en soi. Son visage tourné vers Thalie, elle écoute le secret de son murmure, son bras effleure celui d’Aglaé, sans le saisir, un geste en suspension, presque invisible, son pied rythme une danse sans musique. Ce mouvement quasi inutile me fascine. Elle représente la Joie discrète, un amour humble, une ode à la vie ; mes joies alcoolisées, brutes, animales, trompeuses sont les masques de ce que je ne voulais pas voir ; en retrait, elle baisse les yeux sans honte ni peur, son mutisme hanté sillonne ses yeux creux, ses bras glissent lentement, vaincus d’avoir trop porté la folie des mondes. Halluciné, je la sens bouger, écouter un battement inaudible. Silence sans menace.

Elles ne parlent pas. Pourtant, quelque chose cède. Une porte. Une faille. J’ ignorais qu’un rien, un souffle à peine pensé, un geste à peine esquissé, pouvait ouvrir en moi un espace. Je vacille comme un silence qui ronge. Fil suspendu à la limite de la cassure prêt à renouer avec l’infini des possibles.

A propos de Martine Lyne Clop

Ingenieure securite et risques industriels Experte en audits internes et externes Deux masters deux DU. IPRP. Aucun parcours litteraire, mais j'aime passionnément la littérature et l'histoire. J'ecris je lis je fais des collages et de très longues marches. Les ateliers et le travail titanesque de François Bon sont des sources des pistes des portes grandes ouvertes sur des mondes inconnus, un apprentissage quotidien. La lecture de vos publications est un plaisir. Mille mercis.

2 commentaires à propos de “#histoire #05 | Rencontres”

  1. Une place, plusieurs regards. Kaleidoscope. Merci pour cette visite.

    (Le café Riche était connu comme le café que fréquentait Cendrars).

    • Bonjour Louise.
      Montpellier est ma ville, j’y suis tres attachee, reconnaissante du temps qu’elle m’a accorde…
      Merci pour ta lecture
      Bonne semaine.