#histoire #06 | Marches 44 heures 55 minutes

Je sors fourbu de la gare, ce voyage est très long, lent, étouffant, la lumière oblique, ma fatigue tout cela me traverse, je vois le jeune père Sayisi, silhouette droite, son enfant sanglé contre lui dans des peaux de caribou, il ajuste les armatures de bois d’un geste rapide, précis, ancestral. Il me traverse d’un signe de tête, s’éloigne, rejoint mon guide, je les entends parler en chipewyan ils s’engagent dans la rue principale, marchent vite, disparaissent sous un porche, je reste là, seul, au milieu du carrefour, le seul carrefour de la seule grande rue de cette ville qui prétend en être une, de ce village qui n’en est pas un, autour de moi des silhouettes courbées, pressées, luttent contre un vent qui ne connaît ni pause ni fatigue, froid de nuit épaisse, de blizzard, d’yeux gelés. Je cherche mon auberge, avec cette obstination identique à celle d’un écrivain novice qui fouille sa mémoire pour un mot oublié, une tournure enfouie, une phrase absurde, une cucuterie qu’il essaie de transformer avec application. Je tourne encore dans cette ville qui ne ressemble à rien, je tourne comme une toupie dans une phrase trop longue, je persiste, je m’entête. Je parcours péniblement six kilomètres avant de la trouver, là, au bout de la rue, à la fin de la ville, sur une route qui s’efface, s’évanouit dans les glaces.

L’auberge est modeste, posée sur pilotis, couleur bleue écaillée, le toit est bas, les cheminées crachent une fumée qui s’évade pressée, le vent ici ne s’arrête jamais, personne ne lui a appris ce que veut dire “s’arrêter”. À l’entrée, un sas pour les bottes, une affiche plastifiée, scotchée au mur, dit en anglais et en syllabaire cri : “No alcohol inside. No dogs.” À l’intérieur, un hall étroit mène à un vieil escalier de bois. Odeur de cire fraîche, odeurs d’enfance, de maison dans le Sud, de meubles de famille lustrés chaque jour avec soin, odeurs de miel et de citrons confits. En bas, une banquette en vinyle vert, recouverte de coussins aux couleurs multicolores longe le mur qui mène à un bar minuscule niché dans un renfoncement au fond de la pièce. Les portraits jaunis d’anciens trappeurs, marins, notoriétés oubliées me dévisagent avec intensité, je me retourne en sursautant, une femme d’un certain âge lève vers moi des yeux interrogateurs. Sur le comptoir, un carnet à spirale, un stylo attaché par une ficelle, sert de registre, elle vérifie mes documents, je signe, je paie. Elle me fait visiter ma chambre à l’étage en haut à droite des escaliers avec vue sur la toundra recouverte de neige, la route se termine par un magasin communautaire dont je devine la laideur. La porte de ma chambre grince, crisse, elle est aussi modeste que l’auberge «je m’attendais à quoi ? ». Température agréable. Chauffage au sol. Mon oeil photographie un lit, une table, une chaise, un tabouret en fer pour table de nuit, un cendrier, une armoire de bois sculptée, trois étagères. Le cabinet de toilette est on ne peut plus rustique, cela me convient. Il y a peu de poussière, le tissu antiluminosité des doubles rideaux bleu clair est thermique, placage de bois sur les murs, pas un cadre, pas une peinture, pas un clou, une chambre austère, une chambre qui n’est pas une habitation, une chambre de passage coutumière de l’immobilité des journées hivernales languissantes louée à des fous, des rêveurs, des oubliés, des porteurs de pas habités par leur seule solitude en marche vers un appel, un rêve, un fantasme d’enfance. Je m’approche de la fenêtre, pose mon sac à dos sur la chaise mon carnet de notes sur la table. Au dehors le vent gronde lance un son lancinant repetitif de corne de brume. Ce lieu est étrange. Il ne peut pas y avoir de navigation. La glace cloue les navires. Un vent catabatique soulève la neige en volutes, tournoie, pousse le brouillard entoure les arbres, excite les chiens, fait disparaitre les habitations, les voitures, les hommes. Il y a le vent, le froid, le vent et le froid, pourtant des cris de voix d’enfants éclatent en un son aigu très particulier où percent l’impatience et la rage, mêlées aux aboiements rauques, brefs ou explosifs des Alaskan Huskies, plaintes ou appels lancés comme des promesses avec une résonance presque chantante, j’entends un groupe de marcheurs passer en courant, j’imagine leurs silhouettes emmitouflées, capuches bordées de fourrure, sacs à dos bringuebalants, une femme interpelle quelqu’un, bruit de pelle sur un socle, elle racle son perron pour le déneiger, appelle son chien disparu dans le brouillard, aucune réponse. Les bruits caractéristiques du moteur d’une Toyota 4Runner, ceux des motoneiges disparaissent, l’agitation s’éteint, le froid immobilise le lieu, l’obscurité est totale.

Plus au Nord, dans une région plus inhospitalière, peu de temps après,

une femme resplendissante, assise sur les marches d’une maison imposante celle qui sert à tout, qui a remplacé la tente communautaire en caribou, celle qui les accueille, Eux, les marcheurs, les perdus, les fuyards, les trappeurs, les scientifiques, les artistes ; les mains perdues dans les poches de son sureau de toile grossière, d’un bleu usé, fané, d’une couleur indéfinissable entre le bleu disparu et l’absence gris terne dont le tissage s’évanouit par endroits, un visage rond, des yeux bridés jusqu’aux tempes, la peau bistre, une bouche lunaire aspirant avec volupté la fumée d’une cigarette blonde, les yeux noir jais couleur d’une nuit indéfinie opaque, d’une obscurité transgénérationnelle, me fait signe, m’invite à entrer. Je vois se refléter sur les vitres de la fenêtre aux trois quarts ouverte les strates rouges d’un ciel découpé par un soleil épuisant. La forêt vacille sous son étreinte, les arbres se tendent, un murmure brut monte de la terre. Elle dit « Mes rêves ne font qu’un, celui qui perdure dans ma mémoire est mon village d’avant, vibrant d’allégresse, de chants, d’interjections, de rires d’enfants courant entre les jambes des adultes. Ils sautent, dansent, se poursuivent, se cachent, ils sont des éclats de respiration. Nous étions une famille. Avant. » Elle dit : « Ils parlent toujours, leurs esprits nous guident. Marchez avec Eux, vous verrez, ils ne se dissimulent pas comme d’autres dans des cimetières ou dans l’immobilité de lieux sans âme, ou derrière les voitures tous feux éteints ou hantant les jardins, ils sont distincts. Eux habitent toujours les lieux du temps d’avant et d’après avec une joie paisible. Leurs voix, gorgées d’espoir, parlent encore par la bouche de la vie. Ils nous accompagnent, nous assistent. Aucune trace de pas pesants ou légers, petites ou grandes pointures sur la terre mouillée, boueuse, dès l’apparition des feuilles dorées qui s’étalent au-dessus des fougères, scintillent dans les bruyères, constellent la mare presque toujours gelée, cachent les gangues des châtaigniers. Ils sont la Vie, le Souffle. » Elle me fait découvrir sa dernière exposition, ses tableaux grands formats de couleurs vives entremêlés de terre, de lettres cri, de feuilles, de pierres concassées, peinture naturelle, assemblages des matériaux combinés, fusionnés, lignes géométriques abstraites, illusions d’optique vibrantes inspirées par Vasarely revisitées avec talent, ou son opposé qui m’interpelle, me trouble, me questionne, peintures figuratives, oniriques, surréalistes à la Chagall formes transcendées par le choix des couleurs, transmission culturelle de ce temps révolu qui coule dans ses veines, justesse des formes, descriptions surprenantes de cette vie d’avant qu’elle n’a pas pu vivre. Je marche entre Vasarely et Chagall dans un lieu improbable. Le désert, un lac et Eux. Songeur, il me semble la connaître, vague souvenir d’un article écrit pour une de ses expositions programmées dans un journal de Winnipeg, nous nous sommes rencontrés il y a plusieurs années, au début de sa carrière. Je réalise n’avoir jamais lâché la main qu’elle m’a tendue le soir de son tout premier vernissage. Ce souvenir me revient avec force et violence.
Je demande d’une voix douce : « Et Churchill ?. Est-ce un oubli ou un refus ?. »
Elle sursaute.
« Un endroit détestable, un enfer. Vous êtes venu pour elle, la laideur. » Elle dit lentement, dans un anglais parfait, en détachant les syllabes « Vous étiez tellement différent, qui vous a transformé à ce point ?. Reprenez votre marche, allez retrouver ceux d’en bas. Ici, les conditions de vie sont très extrêmes, vous n’y survivrez pas. »

A propos de Martine Lyne Clop

Ingenieure securite et risques industriels Experte en audits internes et externes Deux masters deux DU. IPRP. Aucun parcours litteraire, mais j'aime passionnément la littérature et l'histoire. J'ecris je lis je fais des collages et de très longues marches. Les ateliers et le travail titanesque de François Bon sont des sources des pistes des portes grandes ouvertes sur des mondes inconnus, un apprentissage quotidien. La lecture de vos publications est un plaisir. Mille mercis.

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