Pourquoi marchent-ils si vite, comme s’ils avaient le feu aux fesses, qu’un ours les chargeait, que leur maison brûlait. Leurs trajectoires sont sournoises et imprévisibles. Infime pas de côté. Choix entre couloir à vélo ou heurter de plein fouet une vieille dame penchée sur le bitume comme si elle cherchait un chewing gum ou ses souvenirs. Mais non, elle ne cherche rien, elle est bossue, le poids du monde sans doute. Madame, attention, regardez où vous. Et un peu sourde aussi on dirait.
Dévier de quelques centimètres, l’esquiver, la doubler, se faufiler entre elle et le poteau, mais juste derrière le poteau, un couple riant qui se donne la main, occupant d’un amour béat et égoïste 75% de la largeur du trottoir, trottoir sans l’appui duquel le piéton se retrouve abandonné aux camions, aux klaxons, aux vociférations.
Pourquoi, malgré ma réticence à ce flux injustifié, à ce troupeau désordonné, continué-je malgré tout à marcher, à poursuivre cette quête aveugle et ridicule, pourquoi marché-je moi aussi à la même allure, plus vite même, légèrement plus vite, pour rester en tête du peloton, à la surface, ne pas me noyer, moi d’abord, les autres qu’ils crèvent, on a tous un peu de Squid Game en nous.
Hop, le poteau, paf le coude de la moitié de couple occupant 50% des 75%, le coup, le coude, il grimace, pas moi, pas le temps, se retourne, veut m’insulter, ou comprendre pourquoi, pourquoi je marche, pourquoi je cours, mais si je ne le sais pas moi-même et que je m’en fous, de cette folie, de cette foule. Foudroyée par la cadence, hypnotisée parce que quoi, parce que rien, parce qu’il faut continuer à avancer, toujours.
Fillette à 10 h déviant dangereusement, chauve pensif à poussette portant bébé emmitouflé à 3 h, surgissement d’ado en trottinette à 5 h. Barrage humain, bouclier. On me cerne, on me piège, oser un pied dans le caniveau pour reprendre de l’élan. Mauvais calcul, talus de pierre surmonté de buissons et de fleurs avachies. Pied empêché qui ploie sous l’injonction de la gravité. De potentielle, l’humiliation passe à inéluctable.
A plat ventre, le nez dans la boue, le froid s’immiscant dans l’interstice du col de mon manteau. Je les hais, l’homme à la poussette, l’ado à trottinette, le couple, la vieille, la fillette et oui, même lui, le Teckel, si petit que ne l’avais pas vu et que j’aurais pu lui marcher dessus. Pourquoi ai-je continué à foncer ? Cette question flotte et d’un coup, je ne sais plus si c’est moi qui me la pose ou si c’est dans le regard du chauve, de la vieille, de la fillette, du Teckel que je la lis.