#photofictions #03 | 7h54

Un drap gris. Un fouillis d’ombres. Le drap occupe toute la photo. On devine à peine tes jambes. Tu as pris la photo, allongé sous ta couette. C’est une photo que tu as prise pendant le premier confinement. Tu as la date précise de la photo, le 22 mars 2020. Sur Insta, elle s’appelle Lockdown Day 8. Tu t’es vite arrêté. Tu as dû faire 10 clichés pas plus. 

C’est un drap gris gris souris qu’on utilise en photo numérique pour ajuster la lumière. Ce qui t’intéressait ce sont les plis et la banalité du sujet.

C’est le premier confinement. C’est un dimanche matin. Il est 7h54. Tu es sous la couette. Tu n’as pas tes enfants. Tu es seul.

Tu fais peu de photos intimes. Vraiment intime, qui signifie quelque chose sur toi. Pourtant… Un soir, il y a quelques semaines. Un flash dans un coin de la chambre. Quelques photos. Tu les détruis tout de suite. Tu t’arrêtes juste à la limite où l’intime peut être trop fort.

A avait partagé une série avec toi. Il y avait nuit dans le titre. C’était très sombre. « Mes nuits… » Quel était le titre déjà ?? Ta mémoire défaille de plus en plus. Il y avait beaucoup de flou sur ces photos. Il avait abusé de la profondeur de champ. Son corps apparaissait parfois dans en arrière-plan, silhouette d’éphèbe au milieu de la nuit. Tu avais vite scrollé ces images. Tu n’avais pas envie de les voir, de te confronter à elles. Une photo, on la prend aussi pour la montrer. Il y a un spectateur. Tu étais le spectateur. Il voulait que TU les vois. Ces photos, elles te faisaient peur.

« Mes nuits tristes ?? ». Tu brûles mais ce n’est pas ça. Tu as vérifié, le dossier n’est plus partagé avec toi. Tu n’y as plus accès. Cette histoire est terminée. Si seulement…

Lorsque tu balades ton appareil dans ton quartier, c’est l’intime caché de tes voisins que tu cherches à saisir, c’est ce que tu veux croire qu’on ne voit pas. C’est ce qu’il y a derrière ces murs, ce qu’on ne veut pas montrer derrière une haie bien taillée ou ce qu’on dissimule derrière un buis aux belles rondeurs.

Tu te caches derrière ta banalité. Ces photos de lotissement ce sont tes autoportraits, parce que tu n’es pas capable de faire les photos de A. Tu cherches à te rassurer en les évitant. Mais tu devras les faire un jour, ces photos. 

Parce qu’il y a aussi ça dans la photographie, la photo que tu ne prends pas et qui devient presque aussi importante que celle qui est fixée sur la pellicule. Parfois, la photo que tu prends, c’est à la place d’une autre, que tu ne pourras pas assumer. La photo plus forte que toi.

…C’est la photo d’un drap gris. Tu es allongé sous ce drap. Il est 7h54, dimanche 22 mars 2020. Tu es seul pour la semaine, confiné chez toi. Elle s’appelle Lockdown, day eight sur Insta.

A propos de Antoine Ravet

Dilettante d’images, de lettres, de musique

8 commentaires à propos de “#photofictions #03 | 7h54”

  1. La photo, sa description, l’histoire autour, les questionnements, le rythme qui emmène le tout.. j’aime beaucoup, merci pour cette lecture

  2. J’aime le contraste du texte entre la photo qui cache, assez désolée, et celles perdues faites par un autre, pour rendre plus désirable la photo pas prise, les tensions sont palpables d’un point à l’autre,

  3. Mettre la photo qui n’est pas prise en mots pour photographier l’envers, le plus profond, l’idée est lumineuse. Il y aura toujours des photos plus fortes que le photographe et des mots pour la composer. Beaucoup aimé. Merci.

    • Merci Jean-Luc pour votre commentaire et votre lecture, c’est ma quatrième tentative de participation à un atelier de François et pour la première fois il y a un alignement entre mon envie d’écriture et le sujet de l’atelier.

  4. Photo, trace d’histoire vécue, témoin d’une séparation, ce qui ne peut plus se partager
    « il y avait beaucoup de flou sur ces photos »…
    et ce drap gris évoquant une sorte de volupté et de douceur de sommeil contrastant avec le propos
    ai beaucoup aimé la forme fragmentée qui nous permet d’accéder au récit
    merci Antoine…