Mes pieds, non, ne s’enfoncent pas dans la vase de la mangle, ils la piétinent — délibérément, ils s’enfoncent, donc ils piétinent — Mes pas forment trace dans la vase — s’effacent les traces, mais pas leur souvenir, non, traces de mes traces, écrites noir sur blanc, forment un chemin donc — Je porte la lumière en pays de ténèbres — Je suis la lumière donc — Je trace la trace sur des cartes, mon royaume s’étend à l’infini — où mon regard porte n’est pas l’infini, ce sont les terres qui me sont données à voir, données à moi donc, à moi l’infini — le sauvage n’a pas de carte, à peine des chemins — Le sauvage te cueille, terre, il te pèche — les cons — Je te draine, je t’assèche — Je t’explore, je t’exploite donc — Les sauvages marchent pieds nus dans ta boue, ils sont racines de toi — les cons.
Je planterai les racines en rangs serrés, les sauvages en rangs ordonnés, je leur apprendrai — ils ne demandent que ça — Je serai bon pour toi, sauvage — tu me diras merci — Je construirai tes écoles — elles porteront mon nom — Je construirai tes hôpitaux — pour soigner ton mal de sauvagerie — Je t’emploierai, je ferai de toi un salarié — mon salarié — tu ne craindras plus l’avenir — il suffira de le rembourser — À personne cette terre — à Dieu, aux émissaires de Dieu, à ceux qui parlent en son nom, à moi donc — De tes abris de fortune, je ferai des maisons dont tu pourras fermer portes et fenêtre au nez de ton voisin — même y pisser tu pourras — Tu n’y célèbreras pas tes masques hideux — Il n’y aura plus de terre battue où exhiber tes danses immondes — Je t’offrirai la lumière et tu seras sauvé des ombres — Je t’offrirai le repos mérité — des films te conteront mes exploits — Quand je serai content, nous boirons ensemble des cannettes de boissons gazeuses, à tes enfants je donnerai le sucre et le jouet plastique — je revendrais ton art nègre à bon prix — Je t’habillerai de marques, tu porteras Nike, tu porteras Adidas, tu porteras « Marathon de Sainte-Foy-la-Bousaille 1992 » — rends grâce aux généreux donateurs qui défiscalisent cela de leurs impôts pour toi — J’apprendrai à lire à tes enfants — des livres qui conteront mes exploits — Et j’écrirai pour les miens des histoires de savane où tu auras les pieds nus, où tu seras souriant et dansant et vêtu de peu — Je veux que tu sois fier — désensauvagé, propre enfin, luisant de bonne volonté, humble donc et cravaté — Sois fier de toi, je t’offrirai des concepts pour le penser — je te dirai : puise dans tes racines ancestrales, interroge le manguier, tapote le baobab — qui sonnera creux —Tu m’en voudras, c’est normal — Mais je t’aiderai à ne plus dépendre de moi — Tu prendras ta vie en main — tu contracteras des dettes — N’ai-je pas peiné pour toi, n’ai-je pas tout quitté pour toi, de ta broussaille n’ai-je pas tiré des champs fertiles ? — Tu seras libre quand tu seras prêt — quand tu auras remboursé ton prêt — Je t’enverrai de l’aide — Tu hausseras la tête — je hausserai ta dette — Je soignerai les guerres — que tu n’auras pas déclarées — Dans le sang des tiens, nous pactiserons — d’ailleurs, je t’appellerai mon frère quand je parlerai de toi — Ton palais présidentiel contre gisements, ta Mercedes contre forages, ton compte en Suisse contre bases militaires — Nous ferons des affaires — J’aiguiserai tes machettes — Nous tiendrons tête.
Codicille : Je reviens à la mangrove. Je questionne ce verbe qui m’est venu si facilement, que j’ai encore du mal à ne pas utiliser : explorer. Puis un slogan : Drill, baby, Drill ! Télescopage. Explorer, tenir tête.
Bonjour, je lis votre texte ce matin et il me renvoie à Black Labell de David Bobbée avec Joey Starr que je viens d’aller voir il y a deux soirs sur une scène nationale et qui nous a partagé des textes de la période de Christophe Colomb à aujourd’hui, moment marquant pour moi et votre texte m’y renvoie, résonne avec ce que j’ai vu. Bravo pour la force et la poésie de vos écrits, de vos mots.
Merci pour la référence, je vais tâcher d’y jeter une oreille !