#histoire #07 | Atlas d’une femme qui doute

Elle voit une étendue blanche, fouettée par le vent. Une mer glaciale immobile et muette. La lueur qu’irradie tout ce blanc est floue, fantomatique. Le froid fige le paysage, l’asservit, l’engourdit. Et elle avec. Elle n’a plus de regard, plus de joues, plus de lèvres. Son corps se défend, arrache un pied à la masse blanche et humide, puis l’autre. Obstinée, elle renouvelle ces gestes vers l’avant. Aussitôt née, la trace de ses pas s’évanouit. La neige avale tout : les sons, les odeurs, jusqu’à ses souvenirs, jusqu’au plus ténu de ses espoirs. Elle ne distingue plus la silhouette qui avançait devant elle. Elle a le sentiment de ne plus exister, d’être aussi vide que le vide.

Elle voit, depuis son balcon situé au troisième étage de son immeuble, un autre immeuble érigé de l’autre côté de l’avenue. Il est maigre, sans épaisseur aucune, une planche à pain. Adossé à rien, il se dresse, tout seul comme un phare et il a un, deux, trois,…, sept étages. Comment tient-il debout ? Mystère.Peut-être a-t-il une fondation pivot, comme on dit qu’un chêne a une racine pivot. C’est pourtant un immeuble d’habitation ; sa façade est percée de baies vitrées dont l’une est éclairée. Dans ce curieux ensemble de logements, on mangerait, on lirait ; on dormirait. À le regarder on se demande déjà comment y caser des meubles. Ce qui est sûr, c’est que cette vigie enregistre maints souvenirs.

Elle voit dans la Médina, une jeune personne que moule un boubou chamarré dans des tons verts et rouges. Un foulard doré est artistiquement noué sur sa tête fière. La femme est arrêtée devant un étal de sous-vêtements d’occasion : culottes, slips, caleçons, soutien gorges, tricots de corps. Sans doute arrivés dans un ballot de friperie de France, les articles sont présentés par catégorie, par taille, par couleur. L’acheteuse, attirée par la marchandise, choisit une culotte, la lève vers la lumière, tire sur ses élastiques pour éprouver leur état, sourit et l’enfile à son bras par l’ouverture d’une cuisse. Elle s’approche ensuite de la pile de slips et reste perplexe devant les tours de taille. La voilà qui s‘intéresse à deux slips, comparant leurs usures, évaluant leurs blancheurs. L’affaire prend un certain temps. Enfin elle secoue la tête, ce qui fait tinter ses pendants d’oreille. La voilà décidée. Elle prend le plus grand qui, hop, rejoint la culotte autour de son bras. Elle paye et s’en va, toute contente, avec ce curieux cabas.

Elle voit le printemps qui s’impose. Frais comme un éclat de rire, comme la course d’un enfant, comme une vague qui déferle. Rien n’arrête l’allégresse de la nature. Quelle hardiesse, quelle impudeur ! Le soleil est si lumineux qu’il déshabille tout. Ce n’est que débordements de verts tendres, rougeurs de jouvenceaux, senteurs si térébrantes que l’eau lui en vient à la bouche, que sa peau en frémit dans l’attente de caresses, que sont ventre se crispe de tant de voluptés. Elle aime cette campagne comme on aime un amant. Elle n’a pas assez de ses cinq sens pour s’en repaître, s’en nourrir, y puiser son énergie. C’est une question de terre, de senteur de terre. Celle du pays qu’elle a choisi pour ses coteaux riants, ses petits vallons cachés, ses modestes chapelles romanes et pour les franches goulées d’air qu’on y respire.

Elle voit une pancarte à l’entrée de l’aérogare « Tonga Soa », qu’on a traduit par « Bienvenue ». Dans le hall lilliputien, des prestataires se serrent pour montrer leurs dents blanches en brandissant de petites pancartes de bois sur lesquelles on lit les noms des hôtels du coin :  « Le Jacaranda », « Aux joyeux lémuriens », « Gargotte chez Émilienne ». Des ventilateurs tournent en grinçant leurs pales inutiles, les touristes « en transit » s’agitent et jacassent comme des oiseaux dans une volière. Une odeur de tabac venue du côté de la porte, où se sont rassemblés les fumeurs, se mêle aux effluves de friture du bar et à l’odeur prégnante du lieu. Peintures écaillées, vieux panneaux de bois délabrés, ferrailles de béton rouillées, cordages humides, latrines nettoyées à l’eau de Javel, aisselles en sueur, vêtements sales de la poussière des pistes, eaux de toilette diverses :  une odeur d’humanité, pense-t-elle. Pas de doute, on est au pays des lémuriens. Sur le décor du bar, un maki rigolard enroule sa queue annelée autour de l’énorme capsule de coca-cola qui lui sert d’auréole. Juste en dessous, un beau dos malgache, penché sur le comptoir, tend avec humour un débardeur. Un maki, encore un, y avertit d’un : « Vas-y môlo môlo Vasaha au pays du mora mora »  ceux qui n’auraient pas encore compris qu’on est dans un ailleurs.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

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