44 heures et 55 minutes

Kandisky Composition VIII Huile sur toile 1923 Musee Guggenheim
L’avion touche la piste à huit heures dix-sept. Vol en provenance de Gaziantep via Istanbul via Munich, deux cent quarante-trois passagers dont Imbert qui n’a pas dormi. Il ne dort jamais en avion, question de contrôle. Dans un avion on ne contrôle rien mais au moins éveillé on a l’illusion de pouvoir réagir. Imbert soupire de soulagement à l’atterrissage, il appréhende toujours le décollage et l’arrivée. Docilement les passagers en file indienne sont prêts à descendre. Seul un adolescent à l’avant en business ne bouge pas, son voisin de siège est bloqué, il lui demande de se lever, en vain il le secoue avec douceur, il dort d’un sommeil profond. L’hôtesse décèle un problème, s’approche et invite le voisin de siège à rejoindre la file Elle craint un malaise vagal, il est toujours immobile, elle prend son pouls aucune pulsation, pratique les premiers gestes d’urgence, demande si il y a un médecin parmi les passagers, deux femmes s’avancent, leurs diagnostics concordent ce n’est pas un malaise vagal, elles constatent le décès. On ne peut plus rien pour lui. En situation de crise le chef de cabine, le commandant de bord, l’équipage s’efforcent de limiter la panique. Les annonces restent neutres, on évite de dire « décès » à haute voix, le mot« malaise » circule de bouche en bouche, aucun proche ne voyage avec lui, son bagage est minime, son corps est maintenu assis, sa tête juvénile repose sur un coussin, on dirait qu’il dort, l’équipage continue ses tâches de débarquement avec une vigilance particulière pour préserver les passagers qui ne s’attardent pas, la majorité d’entre eux ne réalise pas qu’un décès a eu lieu, l’équipage agit avec discrétion les saluent à la descente de la passerelle. Ils débarquent comme prévu s’engouffrent dans le couloir vitré, rejoignent la zone de contrôle de la police des frontières. Le douanier scrute mon passeport avec suspicion, les différents tampons le dérangent, ses yeux clairs, froids, impersonnels me dévisagent avec intensité il hésite, hoche la tête, d’un geste sec il me le tend du bout des doigts. Tapis roulants, escalators, direction zone de récupération des bagages, les écrans lumineux affichent le numéro des tapis correspondants, voix chorales, corps en mouvements, chorégraphie imposée, senteurs de détergent. Imbert suit le flux récupère son sac Domke gris avec les trois Leica, leurs objectifs, son sac à dos Eastpak noir, trois jours de vêtements roulés serrés, chaussures de marche, affaires de toilette, kit opérationnel de survie, vêtement adaptatif et autres nécessités. Son Kipling ultra léger en bandoulière contient ses papiers, un livre de Jean Marie Koltes, une eau de Cologne créé en 1916 Acqua di Parma achetée au Duty Free, un paquet de mouchoirs en papiers, des réglisses, un carnet de notes, un stylo Bic, une cartouche de cigarettes. Le hall du Terminal 1 bruisse d’annonces métalliques, de pas précipités sur le sol poli. Brouhaha des conversations du chuchotement à l’excitation, les espaces accentuent la réverbération des voix et des bruits métalliques amplifiés, annonces des destinations, heures des vols, ouvertures des portes d’embarquement, impatience des passagers au check point, rires, pleurs d’enfants, sons mécaniques comme des couleurs, un tableau de bruits, compositions visuelles sensations sonores, une peinture à la Kandinsky, bruit régulier des roulettes de valises entêtant grinçant, bip électronique, ronronnement continu, cliquetis sons courts, aigus d’un boarding pass validé, les hauts parleurs diffusent une musique d’ascenseur fade, anonyme, musicalité des langues, mosaïque sonore unique. À gauche, la vitrine éclatante du Barça Store attire les touristes, un parfum de café s’échappe de Boldú, enrobé par l’odeur d’huile des frites de Burger King. Il connaît cet aéroport par cœur, il se dirige d’un pas sûr vers Pans et Company, le service est rapide, les produits frais, le coût abordable. Il paye prend son repas à emporter, sourit à la jolie serveuse, il mangera à l’extérieur. Devant lui un homme porte un jean Levi’s délavé, des Salomon noires, un blouson en Gore-Tex gris anthracite, un sac North Face de soixante-dix litres. Imbert a tout de suite reconnu cette démarche, cette façon d’avancer sur la plante des pieds le poids vers l’avant, toujours prêt, démarche particulière des types entraînés, il sait qu’il scanne les issues de secours, les angles morts, les comportements suspects, il a un bronzage red neck, les cheveux ras, ses mains pendent négligemment le long de son corps, elles restent en attente, ses doigts légèrement écartés, disponibles. Cet homme se fond dans la foule, entre vingt et vingt cinq ans, plutôt petit, un mètre soixante-quinze large de dos habitué à porter des charges lourdes sur de grandes distances. Il n’attire l’attention de personne, exceptée la sienne. Il se retourne brusquement pour vérifier qui est derrière lui. Imbert fixe ses yeux froids calculateurs sans ciller, il se détourne, je le suis du coin de l’œil prends à gauche vers l’arrêt de bus. Panneau bleu et jaune. Flixbus la compagnie allemande de bus low-cost qui a colonisée l’Europe comme Amazon a envahi le commerce. Cinq euros pour rejoindre la gare de Sants trente en taxi. Imbert ne prend jamais de taxis. On voit mieux la ville d’un bus. L’arrêt est un simple abribus Mupi en aluminium et Plexiglas, deux bancs métalliques, une machine à billets. Huit personnes attendent. Deux étudiants avec des sacs à dos Quechua, un vieux monsieur à moustaches daliesques avec une canne, une femme en hijab qui tient un enfant endormi, deux hommes en costume cravate qui parlent en mandarin, un routard australien qui pue la bière et une toute petite vieille dame très élégante, regard souriant, espiègle. Le type au sac North Face a disparu. Le bus arrive à neuf heures vingt-deux, un Setra S 516 HD vert et orange, douze mètres de long, cinquante places confortables. Le chauffeur est une femme d’une cinquantaine d’années, cheveux courts, tatouage de dragon sur l’avant-bras droit. Elle vérifie les billets avec un scanner électronique. Imbert monte le dernier s’assied à l’arrière, toujours à l’arrière il a une vue globale sur tout le bus. Le Setra S 516 HD longe l’aéroport, passe devant les parkings P1 et P2, s’engage sur l’Avinguda de la Granvia. À droite les bâtiments de la Zona Franca, entrepôts et usines, à gauche le quartier du Prat de Llobregat avec ses immeubles en béton des années soixante-dix délaissés effrités érodés par le temps, le vent, le soleil. Le bus prend la C-31, l’ancienne route côtière transformée en voie rapide. Le Llobregat apparaît sur la droite, fleuve sale et étroit qui charrie des détritus vers la mer. Imbert regarde par la fenêtre. Il pense aux villes désormais mités par les enseignes des supermarchés, la consommation criante, discriminante, meurtrière, dévorante, aliénante, érigée pour des esclaves consentants dont je suis pense-t-il, les espaces entre la ville et la campagne se gomment peu à peu par volonté politique d’uniformisation, peut-on appeler cette transformation modernité ?. Le bus entre dans Barcelone par Sants-Montjuïc. Neuf heures quarante-huit, trente cinq minutes plus tard Imbert monte dans le TGV, ses quarante-huit ans lui pèsent autant que ses appareils photos, sa seconde peau, il observe les gens de biais comme s’il cherchait toujours le bon angle. Les sièges du TGV sont rouges, un rouge agressif qui fait mal aux yeux, ses souvenirs remontent, il les chasse d’un revers de main. On dit rouge Lancôme ou Saint Laurent, trop agressif pour être un rouge Hermès. Bruit de succion électrique grinçante des trains glissant sur les rails, Barcelone s’éloigne. Imbert ferme les yeux mais ne dort pas, dormir dans les transports est risqué. On lui a volé deux fois du matériel depuis il ne dort plus, enfin il essaie. Des mains soignées, ongles courts aucun vernis se reflètent sur la fenêtre du train. Il pense à d’autres mains, celles d’un petit garçon syrien qui lui avait fait signe juste avant, juste un millième de secondes avant que son objectif le mitraille. Le gamin est touché sur la première photo, mort sur la deuxième, sa maison pulvérisée sur la troisième. On lui a reproché son voyeurisme, on le dit obscène, comme si le réel devait etre caché, aseptisé, Imbert voit une transmission, une information essentielle, un symbole contre les guerres, une mise en garde. On lui a pourtant octroyé un prix pour ces photos très controversées.
La côte catalane défile il s’endort. En arrière-plan on distingue le Canigou à moitié caché dans un halo mauve teinté de rose fuchsia. On voit les champs en friches, les vignes arrachées, la terre a soif. On voit l’abandon des orris et l’absence de troupeaux. On voit quelques hameaux encore vibrants de tradition. Le contrôleur passe. – Billets, s’il vous plaît. Place solo Imbert sursaute, se rassure, sort le sien de la poche de sa veste en toile, un Barbour qu’il a depuis quinze ans. Perpignan, le train s’arrête vingt minutes. Imbert descend fumer sur le quai, il a essayé l’arrêt du tabac trois ou quatre fois. Le train ne repart pas, il est à l’arrêt complet, immobilisé, panne technique critique, les passagers râlent, s’énervent, demandent le remboursement de leurs billets, on met en place des solutions alternatives. Imbert et ses appareils photos sortent de la gare. On ne sait pas où il va. Il arrive sur le parvis toujours animé par une population plurielle, brusquement il fait demi tour, revient sur ses pas, un seul guichet reste encore ouvert, deux personnes devant lui, il attend calme et souriant, il n’y a plus de TGV Inouï direct pour Barcelone. On lui souffle une solution le TER Béziers changement à Portbou, RENFE de Portbou à Barcelone, il reste quelques places, on dit qu’il est chanceux, il règle son billet s’approche du quai. Sourire élargi en entendant une voie chronométrée
– Le TER Béziers – PortBou va entrer en gare, arrêt 15 minutes, départ prévu à 2h05.