#histoire #09 |Transports sanitaires

#histoire #09 |Transports médicaux

Ils sont deux. Ce jour-là, sans le savoir —comment le pourraient-ils, ne se connaissant pas — ils font le même trajet. Pas à la même heure, mais ce jour-là. L’un et l’autre sont conduits, en véhicule sanitaire, du CHU Pellegrin de Bordeaux aux « Tilleuls », un centre de rééducation, non loin de Tonneins, en Lot-et Garonne.

Claire Keller est assise dans un taxi ambulance. Elle serre sa canne anglaise contre son flanc. Que regarde-t-on quand, après plusieurs mois, on sort enfin de sa chambre d’hôpital ? Comment renoue-t-on avec la vie du dehors ? C’est le mouvement qui étonne et qui saoule. Madame Keller ne sait pas où poser les yeux. Sur les voitures qui s’enchâssent plus ou moins harmonieusement dans le trafic de la ville, sur les humains qui marchent vite, s’arrêtent et repartent tous ensemble aux passages piétons ? Sur le Palais de la Bourse, si beau, ou sur les bords du fleuve, si large ? Des gens se pressent vers on ne sait où, à bicyclette, à trottinette, courant ou flânant, avec des paquets ou des voitures d’enfant. L’agitation, faite de gestes banals qu’on avait oubliés, étourdit, réjouit, mais inquiète aussi la voyageuse qui se sait vulnérable, exclue, heureusement protégée par l’habitacle du véhicule, confortable, accueillant — et qui ne sent pas comme l’hôpital. Voilà l’autoroute ! Assise, on regarde l’asphalte comme tout le monde. On se détend, on s’en remet au chauffeur, à sa conduite souple, prudente et professionnelle. On glisse, on jouit de la campagne, on jette un œil indifférent aux aires de stationnement, aux stations-service, qu’on longe et qu’on oublie aussitôt. On lit sur les panneaux de signalisation des noms que l’on connaît. Le rayon de soleil qui perce le ciel gris donne au monde une gaité retrouvée. Précieuse.

Vlad Bobesco, lui, voyage couché, en ambulance. Son rapport au monde extérieur est bien plus rétréci et fragmenté que celui de Madame Keller. Plus sensoriel aussi. Dans la position horizontale, dans l’odeur médicale de l’ambulance, on regarde un peu de bleu et de blanc par la lunette arrière. Intensément, désespérément, on s’accroche à ce rectangle de ciel. Lui qui, indifférent aux drames de chacun, ne cessera jamais de séduire par sa beauté. On y trouve du réconfort pour soi. N’appartient-il pas à tout le monde ? On écoute aussi les ronflements du moteur, un bout de chanson, les informations du jour, venues en sourdine de l’autoradio, les bavardages étouffés du chauffeur et de l’infirmier. Dans le léger balancement de son brancard, Vlad Bobesco attend et craint les moindres vibrations du véhicule qui l’emporte. Il sait, qu’après la sortie de Damazan, les chaos de la départementale résonneront et se propageront dans son corps supplicié. Il s’y prépare. La vie lui revient par bribes, modestes, simples, à portée de soi. Couché, empêché, mais encore là, tout à fait là, Vlad Bobesco retrouve le monde.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

6 commentaires à propos de “#histoire #09 |Transports sanitaires”

  1. Merci Emilie pour ce texte , où , les deux points de vue se succèdent alors qu’ils vivent une même réalité, un retour au monde . merci pour la présence de ces corps qui ont mal et qui ressentent la route et ses dénivelés. Chaque présence est à la recherche de la vie , de ces moindre traces , des sons, des couleurs, des bouts de ciel…
    Bravo!

  2. Merci, Georges, de votre lecture et de votre commentaire. La difficulté pour moi et sûrement pour tous les participants à ce cycle, est de trouver une idée pour appliquer la consigne à l’histoire que l’on souhaite raconter (si on en a une préexistante à l’atelier). Dans le scénario de la mienne, pas d’aller retour, alors deux allers…

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