# Histoire 10 # Images

Voilà comme elle est questionnant un système pervers, bravant la nuit des interdits, luttant avec finesse contre les éléments, combattant avec ruse, actant avec force, arrachant les voiles antiques de la peur, de la résignation, refusant les quadrillages, les casiers trop parfaits, les cases trop étroites, arrêtant d’un revers de main ou d’un froncement de sourcils une image trop apprêtée, trop lisse, trop figée, redessinant ses grains de peau donnant corps aux lettres, réapprenant encore, bousculant l’imagination, poursuivant un reflet, révélant une ébauche, une trace, une forme, un dessin, une sculpture, une écriture abstraite témoignage d’une mémoire pour capter ce qui vient de là-bas, de l’invisible des âmes.

Non, voilà comme elle est, s’emballant pour un oui, pour un non, se donnant aux premiers venus en toute saison, défiant son incongruité, niant son innocence, pourfendant ses croyances, relativisant ses extrêmes pour mieux les exploiter, laissant la lenteur d’une journée blanche s’afficher dans les couleurs surréalistes d’un ciel imaginaire, se réfugiant silencieusement dans l’art pour vivre avec la vérité, refusant ce qui dérange se détourne.

Non, voilà comme elle est, cherchant avec obstination les points de vue, scrutant l’obscurité, rentrant dans l’intimité des gens de passage, dans la rue, dans les trains, dans tout ce qui voyage, ce qui bouge dans les fluides des uns et des autres, offrant de magnifiques portraits sublimant les visages dévastés par l’usure ou nimbés de bonheur, elle aime la vie.

Non, voilà comme elle est, marchant le dos courbé, exposant sa seconde peau ou la cachant pour éviter les reflets, saisissant l’exposition, la lumière crue des tranchées sur la ligne de front, défiant l’horreur de ce que l’homme fait à l’homme, immortalisant, capturant les visages et les corps tendus, tordus par l’effroi, se jetant dans l’action avec peur, rage, fureur, pour recueillir leurs émotions en noir et blanc, ajustant, mettant au point, refusant l’indifférence des médias aveugles et sourds discourant avec une langue de bois bien affûtée déformant le verbe, distordant l’histoire.

Non, voilà comme elle est rampant, s’accroupissant, se dissimulant, se plaquant contre un mur, courant à toutes jambes vers une autre tranchée, avant ou en arrière, zoomant, mesurant la profondeur de champ, s’approchant au plus près, photographiant ceux-là, d’un côté ou de l’autre, encadrés ou libres, corps mutilés, cadavres, blessés, mourants, réfugiés, déplacés, enfants de la guerre, famine, visages couverts de boue, elle dénonce la fascination malsaine au cœur de l’homme qui accepte les hurlements de la foule, les meutes cannibales friandes de conflits. Prendre ou reprendre une minuscule colline, des villages et des ponts déjà détruits, des routes impraticables n’imaginant plus le visage de la paix.

Non voilà comme elle est avançant sur la pointe des pieds dans une rue inconcevable, impraticable, inimaginable d’où le regard se détourne, s’évade, s’anesthésiant mettant une distance entre l’affect et la continuité, les décombres, les ruines, l’exode, la terreur des visages des civils pris au piège. Elle se fond, se dissimule parfois dans des cratères d’obus éffrayée par les bruits tout proche, sons mats, grondements incessants, bombes qui explosent. Saisir la peur récurrente des soldats qui refusent sa présence. En face les combattants la réclament.

Non voilà comme elle est projetant en noir et blanc violence multiforme, assassinats de masse, cet immense orgasme collectif, ce plaisir de salir, de lyncher de découper, de tuer, violer et piller. Se réveillant au matin sans savoir ce que sera cette journée, surprenant la beauté d’enfants jouant au foot avec un bidon d’huile creux, ramassant les douilles pour en faire des colliers les transformant en billes, en osselets, les gardant comme un butin arraché, yeux pétillants de vie, de malice, sourire triste sur des lèvres ouvertes en éclats de rire. Oscillant entre la peur et la folie, elle repart sur d’autres lieux au plus sombre des cauchemars pour documenter témoigner, prouver, par l’image. Dépasser la ligne rouge. Voilà comme elle est tout quitter, prendre un avion, un train, respirer, rentrer.

Non voilà comme elle est face au monde aux mille facettes images photos, elle est choisie. Elle est l’élue, elle fera le tour du monde, sera imprimée applaudie ou huée quelques temps, remplacée l’année suivante par une autre qui bien évidemment ne la connaît pas, qui ne connaît rien de ce qu’elle fut, de ce qu’elle vit, de ce qu’elle est encore, n’a pas vu ce qu’elle a vu, ne porte pas ses cicatrices, effaçant d’un coup tout ce qu’elle a capturé, immortalisé, symbolisé, arraché au néant.

A propos de Martine Lyne Clop

Ingenieure securite et risques industriels Experte en audits internes et externes Deux masters deux DU. IPRP. Aucun parcours litteraire, mais j'aime passionnément la littérature et l'histoire. J'ecris je lis je fais des collages et de très longues marches. Les ateliers et le travail titanesque de François Bon sont des sources des pistes des portes grandes ouvertes sur des mondes inconnus, un apprentissage quotidien. La lecture de vos publications est un plaisir. Mille mercis.

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