#Histoire # 11| De la main à la main

C’est un des premiers gestes que tu as osé lorsqu’on s’est retrouvé dans ce restaurant aux nappes blanches et fruits de mer à l’entrée comme dans une station balnéaire de la côte bretonne alors que le bruit des voitures et l’odeur du bitume. Trente ans. J’avais onze ans, tu en avais quarante. Une révolution à toi tout seul pendant que mai soixante-huit s’engouffrait dans un été chaud et décomplexé. Parti, comme dans la mauvaise blague du mari qui part chercher des cigarettes et qui ne revient pas. Jamais revenu. Tu as eu des nouvelles de moi, plus tard, par ma mère, ta femme, par mon frère, ton fils qui a pris malgré lui ta place, mais moi je n’ai rien voulu savoir de toi. Mort, pas mort et enterré. Mort vivant. Trente ans plus tard je t’ai fait réapparaitre. Le serveur est venu proposer un apéritif, comme cela se fait encore dans ce genre d’établissement. Tu as pris un whisky, pour tenir le choc tu as précisé en répétant à qui voulait l’entendre c’est ma fille, c’est ma fille. Il n’a rien compris et je n’avais pas l’humeur à expliquer les raisons de cette soudaine exaltation. On ne savait pas trop quoi se dire, on se regardait comme deux inconnus persuadés de s’être rencontrés dans une autre vie. Tu as posé ta main, ridée, sur la mienne, ornée de deux bagues. Trois anneaux entrelacés en argent à l’annulaire, un gros œil de tigre au majeur. On n’est jamais trop prudent. Tu m’as confié avec des mots maladroits combien tu pleurais quand tu te promenais en tenant la main de la petite fille de celle qui avait pris la place de ma mère. Même âge que moi, l’enfant de cette autre. Ce geste de lui prendre la main te ramenait à moi, à nos promenades avec le chien, à quand tu venais me chercher à l’école, quand tu m’accompagnais au cours de danse classique au centre social et culturel. Quand tu étais mon père. Un père présent. J’ai reculé lentement ma main de dessous la tienne. Pendant une seconde j’ai pensé à me lever et partir. Cet étalage de ta souffrance faisait tache sur la nappe et l’élégance des couverts en argent en était contrariée. J’ai pris une grande respiration, senti la résonnance de l’injustice remonter du fond de mes anciennes douleurs intérieures. Quand le serveur a apporté les plats commandés, il m’a souri avec un air complice. Il avait probablement mon âge. J’ai cru entendre, donnes lui une deuxième chance, il est vivant, lui, le mien je ne l’ai jamais connu. J’ai senti son souffle sur ma main quand il a délicatement posé l’assiette devant moi. Il avait des longs doigts, de beaux ongles, et une bague tête de mort au majeur de sa main gauche. Je suis restée.

Elle ne savait pas si elle avait dit oui quand il avait commencé à mettre une main sur son sein. Elle ne savait pas non plus si elle avait dit non quand son autre main s’était aventurée sur son ventre. Elle ne savait pas s’il lui avait d’ailleurs demandé quoi que ce soit, s’il s’étaient dit quoi que soit sur ce qu’ils allaient faire, quand ils se sont retrouvés allongés l’un contre l’autre. Pas un mot, pas un bruit. Juste le froissement des vêtements. Elle avait aussi osé glisser sa main, un peu plus bas que son torse, nu, humide. Soudain, une porte claque, une voix qui demande s’il est là. Il bredouille un oui distrait je fais mes devoirs. Ils se rhabillent en pouffant de rires nerveux. Elle le recoiffe un peu, il boutonne son chemisier froissé. Leurs mains, encore chaudes, entrecroisent leurs doigts tendus comme pour sceller un pacte. Un accord secret. Sur un désir d’y revenir.

On croyait qu’on allait y échapper. Le pétrolier avait coulé le 12 décembre un plus haut sur les côtes bretonnes. Chaque matin, on scrutait et on soufflait par soulagement et comme pour éloigner la catastrophe de l’île. Mais elle débarqua le 25 décembre avec ses galettes de pétrole, géantes, puantes, collantes, visqueuses. Dès le 15 décembre un médecin du pôle santé environnement de Nantes avait prévenu de la haute toxicité des déchets, qu’il fallait des équipements de protection et des masques respiratoires. On n’a rien attendu, de personne, on a enfilé bottes, cirés et on s’est attaqué au désastre à mains nues. On a très vite senti des brûlures mais il n’était pas question de perdre une seconde. On a récupéré tous les gants en caoutchouc dans les maisons, les magasins, la pharmacie, mais ils se déchiraient ou collaient à chaque galette de fuel ramassée. Tout le monde pleurait, plus ou moins fort, même les hommes les plus costauds s’effondraient en prenant entre leurs mains les oiseaux mazoutés qui s’échouaient sur le rivage. On se sentait démunis mais on avait des mains, des mains pour sauver ce qui pouvait l’être. Et tout de suite. Au prix de plaies ouvertes, de cœurs colère, de poumons encombrés. A bras le corps et à mains nues on a pris ce malheur qui s’abattait sur les plages, les rochers. L’Erika avait été réparé un an avant avec des pièces d’une épaisseur de 12 millimètres au lieu de 16 millimètres sur toute la surface de la tôle qui a cédé le soir du 11 décembre 1999.

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

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