Aux dires de Sandra, notre collègue, il y avait eu un incident au moment où elle avait servi le dessert à la table d’honneur. Chacun s’était extasié sur la tarte aux « prunes du jardin ». La conversation avait glissé sur la composition florale du centre de table. Le jeune homme de la chambre 25, resté jusque-là silencieux, avait alors fait une remarque sur les fleurs. Sa voix grave était sourde, comme surgie d’un tréfonds, frémissante, farouche, pour ne pas dire amère et désespérée. On l’aurait dit étouffée par les sanglots et la colère. Madame Keller fut saisie, comme tous les autres convives, mais, je dirais, encore plus qu’eux, pour une raison que j’ignore. Le jeune homme, voyant son trouble, joignit d’abord les mains en prière pour se donner une contenance. De belles mains, émaciées, qui semblaient douces au toucher. Bientôt tous ses doigts s’agitèrent, pris de tremblement comme les plumes d’un oiseau qui s’ébroue. Les mains s’envolèrent, ailes blessées, fuyant vers son visage. Elles tâtonnèrent, cherchant à se poser quelque part. Elles trouvèrent ses yeux, s’y posèrent, s’y reposèrent. Lui ne bougeait plus, adossé à son fauteuil roulant, la tête rejetée en arrière, les paupières closes par ses mains. Rompu à mort. Les mains attendirent qu’une nouvelle pensée du jeune homme les autorisent à quitter sa figure. Je me suis dit qu’une troisième main, celle d’un ange peut-être, l’avait comme béni, aidé à se reprendre, quoi ! Les deux mains blêmes ont alors coulé lentement sur les joues pour recomposer le visage avant de retourner sur la table.
—Tu en fais trop, Sandra. Ta troisième main, ce ne serait pas celle de ma sœur dans la culotte d’un zouave ? s’esclaffa Guy, notre cadre de santé.
— Si tu crois que c’est facile de suivre les conversations, d’observer l’expression de chacun, tout en faisant le service, et garder l’air concentré sur son travail. C’est qu’il faut sembler aussi neutre que possible, se faire discrète pour se faire oublier, ne pas éteindre les dialogues par sa seule présence.
— C’est vrai, excuse-moi Sandra. Tu racontes trop bien.
— Ah ! un dernier détail, pour vous faire plaisir. Jasmin, le chien de la directrice, il a gémi sous la table, quand la « chambre 25 » a pris la parole.
— Un coup de pied malencontreux d’un convive ? dit Philomène.
— Je ne crois pas. Pour moi, il n’aimait pas cette voix d’outre-tombe. Et vous voulez que je vous dise, moi non plus ! Elle m’a glacé le sang. Elle était comme une menace. Mais vous savez ce qu’on dit de ce genre de mise en garde : « Autant en emporte le vent. »
Emilie , ile passage des mains de « bientôt tous ses doigts s’agitèrent, pris de tremblement comme les plumes d’un oiseau qui s’ébroue. Les mains s’envolèrent, ailes blessées, fuyant vers son visage(….) quoi ! Les deux mains blêmes ont alors coulé lentement sur les joues pour recomposer le visage avant de retourner sur la table. » est particulièrement réussi et intégré à un contexte plein de complexités dans les relations entre les personnages … merci !
Merci, Carole, pour ta lecture et ton commentaire. En fait j’ai déjà écrit une version de cette histoire, sauf qu’en raison de mes cancers, j »ai été arrêtée dans mon élan. Je n’en ai donc écrit que la moitié et j’ai du mal à trouver la bonne forme pour la deuxième partie, même si je sais ce que je veux y dire. Le cycle « histoire » me sert à étoffer mon texte. Et peut-être y retrouverai-je la forme que je cherche pour finir l’histoire. Donc, cette scène du jeune homme qui cache son visage dans ses mains est déjà dans le texte premier, mais différente, non dans l’esprit, mais dans la lettre. L’histoire de la main de ma sœur m’est venue en raison de la proposition de François !