#histoire #12 | La salle de bain

Codicille

Il n’y a pas d’hôtel dans le scenario de mon roman en cours d’écriture. Or, j’ai décidé de répondre à chacune des propositions de François Bon par des textes qui pourraient enrichir, étoffer, faire prendre des chemins inattendus à mon histoire Une contrainte de plus, donc, qui pousse à l’imagination. Il me faut donc trouver l’endroit où, dans le déroulé de mon intrigue, un hôtel pourrait avoir sa raison d’être. Pas dans la première partie du livre ; l’action s’y déroule entièrement dans une maison de rééducation, close en raison du confinement consécutif à l’épidémie de la Covid 19. Alors, dans la deuxième !

 LA SALLE DE BAIN

J’aurais voulu me loger dans un hôtel modeste pour gens de passage peu argentés. Même un hôtel borgne/ où les filles lorgnent/ d’un œil caressant /les passants/ m’aurait convenu. Il me fallait un décor à l’Alexandre Trauner, genre celui de Hôtel du Nord, un de ceux qui font personnages. Un de ces lieux de fuite, de cache, de trafics divers, où la morale n’est pas austère ou tout au moins suspendue et dans lesquels on croise une humanité inquiète et hétéroclite. J’avais besoin de poésie, même sombre : elle éclaire le mystère. L’affaire qu’on allait juger le lendemain n’avait rien de poétique, elle gardait ses ombres. J’ai connu ce genre de lieux dans le cadre de ma profession. Il y a longtemps. De nos jours, il n’y en a plus, ou alors si secrets, que même un ancien commissaire de police ne les connaît pas. J’optai pour un petit hôtel de charme dans la vieille ville. Je voulais être dans ses vieilles pierres, elles qui en ont tant vu qu’elles suent le passé. Et non loin du tribunal ; en raison de ma jambe boiteuse. En ouvrant la croisée de ma chambre, il me revint ces paroles de la chanson Escale, succès en son temps de Suzy Solidor :

Le ciel est bleu

La mer est verte

Laisse un peu

La fenêtre ouverte…

J’aime les ports, on y sent l’air du large.

Le soir tombait, les lampadaires venaient de s’allumer, ils jaunissaient l’ambiance animée de la rue qui montait jusqu’à ma chambre. Je frissonnais. Le trajet en moto depuis chez moi avait été humide et venteux. J’étais cafardeux. Je songeai encore :

Le ciel est bas

La mer est grise…

Ferme la

Fenêtre à la brise…

C’est ce que je fis, avant de pénétrer dans la salle de bains.

Ah, que je vous dise cette salle de bain ! Jamais les occupants successifs de cet immeuble n’avaient changé son décor, qui devait dater des années quarante. Ceux qui avaient rénové l’hôtel n’avait pas osé y toucher. Qu’ils soient bénis ! Somptueuse à l’époque de sa création, la salle de bain l’était encore. Son charme désuet témoignait du faste ébréché d’un train de vie oublié. Avec quelle ardeur je tournai les robinets de la baignoire. J’aime les bains très chauds, ceux qui brûlent les pieds, dans lesquels il y a presqu’une souffrance à s’asseoir, ceux qui vous arrachent un cri avant de vous engourdir de chaleur. Il faut dire que je n’ai pas toujours eu le cul au chaud. Je regardai la salle de bain embuée avec émotion. Dans la baignoire haute où je pris mes aises, dans la vapeur qui me donna l’illusion d’être aux bains turcs, je pus enfin me détendre. Et repenser à la suite des événements qui m’avaient amené dans cet hôtel.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

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