44 heures et 55 minutes

Quand on regarde une main décharnée, déformée, osseuse, vidée de sa substance, symbole d’angoisse, on pourrait dire presque morte, anesthésiée se saisir d’une bêche au manche de bois bleue, marcher jusqu’au fond d’un terrain de trois hectares entouré de hautes murailles grises et lisses, la déposer sur un tas de pelles identiques bleues, se saisir d’un râteau au manche de bois rouge, faire le chemin inverse, le déposer sur d’autres râteaux au manche de bois rouge, une main osseuse et décharnée agrippée comme une blessure ouverte, une main aux doigts gelés, fragments détachés du corps, je sais qu’elle ne me voit pas. On m’a demandé de faire quelques tirages limités de cette scénographie.
Quand on regarde une des mains de l’enfant aux petits doigts potelés tachés par un arc-en-ciel de couleurs, petits doigts encore malhabiles agités par des djinns conteurs d’histoires, on ne réalise pas qu’il a laisse une de ses mains on ne sait plus laquelle, pendant un long voyage. À son retour on lui a placé une prothèse, il peut tout faire. Invisible pour les autres, l’autre main est bien présente, chaleureuse et accueillante, elle caresse son visage le soir au coucher, le réveille doucement le matin en chatouillant son nez, il serre contre lui le corps de son enfance, main réelle, main présente, main absente, ce quelque chose impossible à décrire et que le corps garde en mémoire, comme l’absence d’une mère évaporée un jour frileux de décembre là-bas, dans leur village en Lituanie, l’enfant a appris qu’un homme sans cicatrice n’est qu’un homme sans réflexion.
Quand on regarde des mains qui ne se retrouvent plus, qui se cherchent par l’écriture, elles ne savent plus ce qu’elles font, ni où elles sont, elles ont pourtant cohabité, travaillé, tourné des pages, froissé des feuilles écrites avec des pattes de mouches insignifiantes, mis à la poubelle des dossiers entiers de faux romans peuplés de personnages aux desseins insipides, des tapuscrits de phrases creuses ou redondantes ou les deux pendant des années, voire des siècles, un couple lié à l’infini, et si on regarde la complexité de leurs mouvements simultanés, la coordination main droite main gauche est la poésie informelle du texte à créer, traduire, lire, la sainte trinité revue et visitée, main réelle, main présente, main absente, le témoignage d’une écriture nue. Elle disait de témoigner. De témoigner d’elle.
J’ai regardé leurs mains icônes de l’art contemporain, présences esthétiques des formes. Les mains liées de Dora Maar crèvent la toile dans La Femme qui pleure, pleure de détresse face aux ravages de la guerre, de la perte de son amour, parce que la famine persiste dans toute l’Espagne ou bien est-ce Dora Maar, la pleureuse obsessionnelle qui est la seule inspiratrice du cubisme forcené de son amant dont l’art est sa destruction. Une main blanche fardée, décorée, en miroir l’autre main détachée, ongles noirs sur mains blanches, les mains de Dora Maar sublimées, l’art en dialogues, regard enivrant sur le surréalisme. Il s’invite dans la haute couture. Leurs mains, celles du peintre, de la muse, celles du photographe, celles de la créatrice en osmose unies par leur inspiration picturale, architecturale, novatrice, esthétique décalée. Il dessine, peint, il photographie, il illumine, dispose, elle crée, sublime un tailleur en tweed noir, coupe architecturale structurée, épaules marquées, taille cintrée, ajustée, un tailleur comme une sculpture et la touche finale, de longs gants en nappa noir aux ongles rouges en peau de serpent, une œuvre d’art surréaliste. Dans l’atelier de haute couture, le talent des petites mains s’active.Quel photographe n’a pas rêvé d’être Man Ray.
J’ai regardé ses mains, il les a posées sur les miennes jusqu’à ce qu’il parte.