#histoire #02 | Ce sera tout

Un Cappuccino s’il vous plait et la connasse derrière qui, l’air de rien, essaie de gruger. La taille ?  Pas celle de la connasse, celle du café, enfin de la tasse. Grande. Et tout en répondant, ça la démange de planter son talon pointu sur le dos du pied de la resquilleuse, histoire de voir ses cheveux orange qui jurent avec sa capeline violette se dresser sur son crâne buté. Et avec ça ? Avec le crâne ? Non, répond, décomposée la serveuse au piercing dans le nez et aux faux cils agressifs. Avec votre café ? Ce sera tout ? Oui, ce sera tout, répond la femme à talons en fusillant du regard la femme aux cheveux carotte, au point que la serveuse se demande si c’est à elle ou à l’autre qu’elle s’adresse. Personne suivante, chuchote-t-elle d’une voix lasse. Autoproclamée, la rousse bouscule la bourgeoise qui, fâchée, heurte avec son coude un soda Lemon Ice propriété d’un certain Jordan. 

Le fracas du verre sur le carrelage fait tressaillir l’homme assis au fond qui, depuis vingt minutes se fait narguer par un document Word entièrement vierge ou peut-être est-ce l’inverse, tout n’est qu’une question de point de vue. Comme s’il venait de lire notre texte, il appuie sur des touches au hasard. QSDFG, voilà ce qu’il a tapé, de quoi s’agit-il, un code, un élan poétique ou simplement la conséquence de la proximité des lettres sur le clavier azerty. Puis, il balaie la salle de ses yeux, comme une caméra effectuant un panoramique, depuis la gauche, homme frisé à capuche absorbé par un fil Instagram, couple susurrant, probablement des mots doux plus que la liste des courses à en juger par leur sourire niais, pile de plateaux sales, bouts de Muffin et de cookies éparpillés sur la table, poubelle jaune, poubelle verte, sac à dos bleu nuit, et tout à droite du champ de vision, à la fin du mouvement de la caméra, grande rousse répétant “Excusez-moi, je ne vous avais pas vue”, sa main tendue vers une femme à terre, talons en l’air, visage chiffonné par la colère. Avant d’aller la voir, il vaut mieux attendre, qu’elle se soit calmée, qu’elle ait bu son café se dit l’homme au document Word vierge, enfin presque vierge, notons que depuis tout à l’heure, QSDFG, pas une lettre n’a été ajoutée.

Liquide poisseux prénommé Jordan répandu par terre, clients en mode baston, heure de pointe. Zyeutant, de loin, tout ce boxon, son foutu patron à qui ça arracherait visiblement la gueule de lui filer un coup de main. Toutes les dix secondes quasiment, le gong de la porte vitrée retentit et la file d’attente s’allonge. Gaston, Farida, Lorna, Louison, litanie de prénoms qui se percole, caracole, à l’infini, ça la gratte au renflement de la narine, là où s’enfonce l’anneau du piercing. Elle pompe le sirop, compte les doses, fait mousser le lait en attendant que se déverse l’expresso, saupoudre de cannelle, clipse le couvercle, écrit : Jord… mais non qu’est-ce qu’elle fout, raye, écrit : Annabelle. La nana à talons s’est relevée. Elle lui arrache le breuvage des mains, la rousse s’est barrée et le faux écrivain au fond à gauche qui continue de la reluquer sans discrétion. Chaque soir, la même chanson. Vivement la révolution.

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