#rectoverso #04 | Sous le Bois de Bergeolle

8 ans, à bord d’une Renault 6 de couleur bleu clair qui circule tranquillement sur une route goudronnée. J’ai le front collé à la vitre et je trompe mon ennui en observant les alentours. Sur le bas-côté gauche, se trouve un arbre isolé dont j’ai oublié l’essence et juste en face de lui, un porche massif en pierres de taille qui donne accès à une propriété. De longues lanières de terres quadrangulaires, aux nuances brunes, jaunes et rouges, se chevauchent. Elles défilent sous mon regard atone. Sur cette portion de chemin qui serpente et devient pentue, la végétation est rare. Je cherche en vain pour rompre ma monotonie à apercevoir, à travers les champs, la fuite éperdue d’un animal. De l’autre côté de la banquette arrière, mon petit frère s’est endormi la tête posée contre la paroi métallique de la voiture. Son visage est rougi par la chaleur et sa petite tête dodeline doucement au rythme des obstacles rencontrés par les roues de l’automobile. Je farfouille dans un sac et en extrais un livre, « Le temps des secrets ». Je l’ouvre et reprends ma lecture là où j’avais laissé mon signet. On y parle de souvenirs qui s’envolent, qui dorment simplement… de voix, de bruits et de lumière qui suffisent pour les réveiller. Très vite, Lili les Belons et Isabelle me rejoignent sur la banquette arrière. Marcel est là lui aussi. Il a mon âge et un drôle d’accent qui chante à mes oreilles. Il me parle de sa mère couturière aux poumons si fragiles. Je lui glisse tout doucement à l’oreille que la sœur de ma mamie maternelle, elle aussi était fragile, raison pour laquelle sa famille l’a envoyé dans un sanatorium.

En bas d’une côte, la voiture freine devant un grand portail en fer. Ma mère descend puis ouvre la grille ouvragée. Sans le savoir, elle vient de faire fuir mes compagnons imaginaires. Le véhicule avance doucement, dépasse la grange, longe la porcherie puis vient se garer à proximité de la zone habitée, sous un immense tilleul en fleurs. Plus tard, nous en cueillerons les feuilles que nous ferons sécher pour la tisane. Hormis la visite aux anciens, c’est aussi pour cette raison que nous sommes venus.

Le Grand-Oncle sort de l’écurie en boitant. La cigarette au bec, il me sourit. Il a un béret vissé sur la tête qu’il enlève prestement au moment de saluer ma mère. Il porte une chemise blanche avec des bretelles et un pantalon à grosse toile de couleur noire. Il est mince, presque maigre, et je ne peux détacher mon regard de sa jambe. Il donne l’accolade à mon Père. La Grande Tante est sur le pas de sa porte, ses poings bien calés sur des hanches généreuses. Son corps est bien en chair. Elle a les joues pleines et des bras robustes qui débordent de sa robe. Elle m’embrasse tout en me serrant fort contre elle puis elle me chatouille le ventre et me passe rapidement la main dans les cheveux. Je sens la rugosité de ses mains. Ce ne sont pas celles si délicates et douces de ma mère. Son odeur n’est pas la même non plus. Elle sent légèrement la sueur mais il émane également de son corps rond et opulent des effluves musquées et variées. Celles-là même qui m’ont saisi le nez depuis que j’ai ouvert la portière de la voiture. Il y a toutes à la fois chez elle des notes subtiles de terre retournée, la senteur duveteuse et poudreuse des céréales mûres. Au sortir de l’étable, elle exhale le fumier chaud et la paille fermentée. La Grande-Tante parle sans fioritures ni manières avec des gestes vifs. Nous entrons dans la maison. Il y fait sombre. La Grande-Tante fait réchauffer un café sur une cuisinière toute noire. Elle se dirige une première fois vers le grand bahut. Celui-ci est aligné contre le mur le plus proche de la porte d’entrée. Elle sort quatre tasses et deux verres qu’elle pose sur une grande table en bois recouverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs. Je lève la tête et vois pendre du plafond, juste au-dessus de la vaisselle propre, une longue bande collante, semblable à une langue au foie malade, sur laquelle se sont engluées de vilaines et répugnantes mouches. De son second voyage jusqu’au vaisselier, la Grande Tante a rapporté une boîte en métal dans laquelle ont été rangés précautionneusement des petits Lu. Elle en tend un à mon petit frère qui l’enfourne directement dans sa bouche. Je le regarde amusée. La Grande-Tante rit elle aussi. Je l’observe. Il faut dire qu’elle m’intrigue. Sa vie est si différente de celle de ma mère qui travaille dans un bureau. Levée probablement à la même heure que cette dernière, elle enfile quotidiennement ses bottes, met son foulard sur la tête pour aller parcourir les champs. Elle vit au rythme des saisons et connaît intuitivement la nature.

Plus tard, nous rendrons visite au cheval, aiderons le Grand-Oncle à lui donner du foin. Nous irons voir les porcelets et les lapins dans leurs clapiers. Puis nous nous promènerons jusqu’à la clairière en coupant par la forêt. Je chercherai des perce-neige et ne trouverai que des boutons d’or et des violettes. Nous longerons la rivière, croiserons apeurés le chemin d’une couleuvre ondulant sournoisement au soleil. Ma Grande-Tante, joviale, le temps de notre passage, emprisonnera pendant quelques secondes la tête de l’animal entre les deux branches de son bâton fourchu. Nous verrons la pauvre bête, tout aussi effrayée que nous, détaler dans l’herbe. Mon père évoquera sa propre enfance, ce temps où, dans les mêmes bois, il avait déniché un nid de vipères. Je garderai longtemps en mémoire l’image hostile et effrayante née de sa narration : un enchevêtrement frémissant de serpents aux écailles sombres et luisantes.

18 ans, fin de la matinée, premier semestre de l’année en cours, l’amphithéâtre est plein et enfumé. Les conversations vont bon train. Une grève se prépare. L’enseignant arrive, descend rapidement les marches jusqu’à l’estrade. Il semble venir tout droit du Quattrocento. Je lui trouve un petit air « à la Angelo Branduardi ».   En quelques secondes, un silence épais nous envahit. Je découvre, subjuguée et médusée, la « figura serpentinata ». Je suis littéralement ensorcelée. « De la peinture comme délectation », comme le titreront une vingtaine d’années plus tard les actes de cette journée d’étude en l’honneur de l’enseignement et de la pédagogie fabuleuse de ce professeur.

Dans l’après-midi, Pontormo, Bronzino et Michel-Ange ont fait place à Maître Eckhart et Jan van Ruysbroeck. L’ornement des Noces spirituelles nous est présenté grâce à la traduction de Maurice Maeterlinck. Assise dans une petite salle aux murs blancs défraîchis, nous ne sommes qu’une maigre poignée d’étudiants. Je scrute l’auditoire et m’aperçois qu’il est exclusivement féminin. Que venons-nous chercher ici dans cette proximité avec les mystiques rhénans ?

Le cours terminé, je file à la bibliothèque de section. Dans mon souvenir, elle se situe au deuxième étage mais je crains que ma mémoire ne me fasse défaut. J’ai l’espoir de pouvoir y emprunter pour le week-end le 3ᵉ volume de Vasari, « Les Vies ». La documentaliste est là, assise derrière son bureau à l’entrée. Elle porte une chemise noire. Le cendrier posé devant elle déborde de mégots. Sa voix est caverneuse. Elle tousse fréquemment. Elle m’observe, sourire en coin. Dans cet espace confiné, il n’y a aucune signalétique visible, aucun plan de classement et les mouvements d’ouvrages sont fréquents. Je tourne un bon moment silencieusement, j’identifie la collection Zodiaque, je croise quelques Mazenot mais je ne trouve pas mon livre. Cette femme m’intimide et je n’ai pas envie de lui demander de l’aide. Elle a une quarantaine d’années. Elle est très brune, cheveux courts. Elle me fait penser à Duras, Beauvoir ou Simone Veil, à toutes ces intellectuelles mûres et émancipées. J’ai peur d’être ridicule, de ne pas paraître suffisamment dégourdie. Je me dirige vers le rayon de littérature ancienne. J’hésite, tends le bras puis saisis « Les Suppliantes » d’Eschyle dans la collection Budé.

Avant de rentrer chez moi, je passe devant une librairie et décide de m’y arrêter. Surtout s’efforcer de ne rien acheter, juste papillonner entre les rayonnages, humer l’odeur des livres, palper leurs pages, sentir l’épaisseur et le grain du papier. Je me penche sur leurs 4ᵉ de couverture puis, méthodiquement, religieusement, je les ouvre les uns après les autres pour y puiser des mots, en faire provision. Je parcours systématiquement la première phrase puis vais lire la dernière et repose l’ouvrage. Puis je prends le suivant. Mais soudain je m’interromps. Un prénom me vient de très loin, évoquant simultanément le masculin et le féminin, suivi d’un patronyme court et rugueux. C’est presque comme un appel, une injonction à aller vers… Je marche jusqu’aux étagères sur lesquelles sont stockés les romans français. Je cherche la lettre G… Gautier, Gide, Giono, Gary, Gracq… allons bon, que des hommes ! Tu songes à ta mère. Tu avais seulement onze ans lorsqu’elle t’a mis cet ouvrage entre les mains. N’était-ce pas un peu trop tôt pour toi ? Qu’en as-tu retenu et surtout qu’en as-tu compris à l’époque ? Tu te souviens ce qu’elle n’a eu de cesse de te répéter : « Une femme doit travailler et subvenir à ses propres besoins pour être autonome. » Ton cœur bat maintenant la chamade. Tu réalises que celle que tu cherches pourrait très bien ne pas figurer parmi la multitude des auteurs de cette forêt de livres. Tu angoisses, tu commences à douter de ta mémoire. Ce nom n’est peut-être pas le bon. Tu confonds. Ta dyslexie te jouerait-elle encore un mauvais tour ? Mais non, c’est bon, tu viens de reconnaître l’illustration sur la couverture. La voilà, Groult ! Tu attrapes le livre et lis son titre : « Ainsi soit-elle ». À côté se trouve « Les vaisseaux du cœur ». J’hésite à le prendre lui aussi mais je l’abandonne, faisant de lui le seul orphelin de l’étagère. À ce jour, je ne l’ai pas encore lu. Mais parcourant cet après-midi sur ma tablette l’extrait qui m’est proposé de ce roman, je comprends qu’il eut été certainement plus judicieux de le prendre avec moi ce jour-là.

#Verso 4# Conversation avec Angélique

Conversation avec Angélique

Elle apparaît toujours dans le sillage d’une colère. Peu de temps après un grand vacarme intérieur, quand la rage redescend, après que m’ait quitté la lassitude. Quand la tension a cédé la place à l’amertume. Elle attend malicieusement que je m’assoupisse. Puis quand elle sent que mes muscles se sont relâchés et que je suis prête à franchir l’autre rive, au moment du grand plongeon, elle surgit telle un spectre. Elle ne marche pas, elle effleure le sol, traînant derrière elle un long mannequin. J’ai beau la connaître, je sursaute à chacune de ses apparitions. C’est une véritable inquisitrice qui n’a de cesse de me questionner.

— Alors ma petite, où en êtes-vous de vos gribouillages ? Avez-vous réussi à parler de nous, de l’importance de mon travail ? Êtes-vous allée aux archives départementales pour y consulter ce mémoire de maîtrise dont je vous ai parlé la dernière fois ?

– Oui, je m’y suis rendue l’autre samedi, Madame du Coudray, j’ai commencé à l’étudier et je crois même que je tiens une piste. Mais je crains que mon idée ne vous chagrine.

– Pensez-vous, mon enfant, ne craignez rien ! Exprimez-vous, j’ai grande hâte de connaître le fond de votre pensée.

Finissant sa phrase, elle me toisa du regard. Ayant fini par m’accoutumer à ses apparitions, peu craintive désormais, je la jaugeais à mon tour. Mais surtout, je l’observais. Elle ne semblait pas avoir le même âge que la dernière fois. Je débusquais d’infimes rides autour de ses lèvres et remarquais son teint légèrement fané. Néanmoins, ses yeux étaient toujours aussi vifs et pénétrants, donnant à son regard ce mélange ironique et empreint de fermeté.

– Voyez-vous, ma chère Angélique… Euh, pardonnez-moi, me permettez-vous que j’use de votre prénom ?

– Mais oui, faites donc ma petite et diantre, venez-en au but !

Elle posa par terre son étrange machine anatomique dont elle ne se séparait jamais et, dans un souffle d’exaspération, dénoua le cordon de sa coiffe blanche. Allongée sur la dalle fraîche et momentanément désarticulée, la grande poupée de tissu et de cuir gisait à ses pieds. Elle aussi avait parcouru des milliers de kilomètres à dos de cheval, enfermée dans la malle de la célèbre parturiente. Dépourvue de la moindre pudeur, elle s’était docilement laissée manipuler dans tous les sens, n’avait pas hésité à montrer sa partie d’anatomie la plus intime à de nombreuses jeunes femmes avides d’apprendre le métier. Elle aussi avait entendu les trop nombreuses récriminations des chirurgiens, essuyé tout comme sa maîtresse leur refus de comprendre qu’une femme qui sait est une femme qui sauve. Ayant perçu dans la voix de mon interlocutrice un soupçon d’agacement, je stoppai nette ma rêverie marionnettique et repris ma conversation avec Angélique.

A propos de Pascale

Attirée par les mots depuis l’enfance, j’aime tout particulièrement la littérature et les arts de la marionnette. Doucement mais sûrement, les livres ont envahi ma vie. Ils m’entourent dans ma sphère privée autant que dans mon univers professionnel. Timide avec l’écriture mais souhaitant m’enhardir et mieux retranscrire mes émotions, je me lance enfin dans le grand bain…

Une réponse à “#rectoverso #04 | Sous le Bois de Bergeolle”

  1. Texte très vivant dans ses différentes facettes, à deux âges de l’apprentissage – la littérature, la vie, l’art, et merci pour la découverte d’Angélique du Coudray dont j’ignorais l’importance.