#rectoverso #02 | La vie est une situation délicate *

A ce stade de la nuit, le voisin du quatrième n’est plus dans son transat à bronzer sur sa terrasse avec vue panoramique. Il me dit souvent qu’il a peur des cambrioleurs, que c’est bien d’avoir installé des caméras, et à cette heure il doit paisiblement ronfler sous la clim ultra sophistiquée de sa chambre, qui change automatiquement la température de la pièce selon la température de son corps. Je sais qu’il ronfle, il me l’a dit, comme une confidence à son docteur, au moment du confinement quand il n’avait plus personne à qui parler et qu’on se croisait entre l’ascenseur et l’extérieur aux horaires réglementés. Au même moment de cette nuit caniculaire, je suis dans mon lit, totalement éveillé, les yeux au plafond à admirer l’aisance des moustiques pour la haute voltige et l’attaque en piqué. Je compare leur hyperactivité à ma nonchalance assumée. Je suis bien. On m’avait diagnostiqué, il y a longtemps, lorsque je fréquentais les cabinets médicaux pour vouloir dormir comme tout le monde, insomniaque. Je ne dors pas, je ne suis pas malade, je suis vivant, même la nuit.

A ce stade de la nuit la petite famille monoparentale qui a emménagé ce matin au troisième peut respirer, souffler, dormir enfin sans crainte. On a appris par je ne sais quel biais indiscret de conciergerie, qu’elle avait fui violence et mauvaise compagnie. L’homme de la maison, là-bas, ne savait pas se tenir, se retenir, dans sa carcasse de déménageur haltérophilé. Une première nuit à l’abri pour une mère et ses petits. Des coups et des cris. J’imagine les autres. Les pas encore évadés, les pas encore sauvés, les torturés, les abusés, les résignés, les morts de ça, de tout ça qu’on lit dans les journaux, qu’on voit à la télé, quand c’est arrivé, quand c’est trop tard, quand il n’y a plus rien à faire. La nuit j’expérimente que la pensée est énergie et j’envoie de l’amour, comme ça, juste en pensant à des gens que je ne connais pas. Je ne dors pas, je ne suis pas malade, je suis vivant, j’ai de l’énergie à revendre, gratuitement, même la nuit.

A ce stade de la nuit les petits ne savent pas encore qu’ils pourront jouer sur le palier. Exit le voisin chirurgien-dentiste à la retraite. Tombé un soir, comme une pierre dans le ravin, sur le carrelage de sa cuisine en pleine préparation de sa soupe quotidienne. Heureusement que les murs et surtout les plafonds ont des oreilles, c’est l’expert-comptable du deuxième, psycho rigide comme les cases de ses tableaux Excel, ses costumes trois pièces hiver comme été, son cartable d’écolier du premier rang, qui a entendu un bruit, un choc. Depuis plus d’un an on cherche des héritiers, car cet homme, discret, ne recevait jamais personne. Il avait peut-être trop vu de bouches ouvertes, béantes, de dents prêtes à mordre ou à tomber, pour ne plus vouloir ouvrir sa porte à qui que ce soit. Cette nuit je pense à lui, à son départ fulgurant, je pense à la fenêtre de sa cuisine, fracturée par les pompiers, restée en l’état dans cet appartement vidé de vie. Je ne dors pas, je ne suis pas malade, je suis vivant, je pense aux morts, même la nuit.

A ce stade de la nuit, l’étudiante du deuxième et son amoureux sont peut-être encore dans leurs ébats, ou alanguis, effondrés dans le sommeil, l’un contre l’autre, l’un dans l’autre. Quand je les ai croisés ce soir dans le hall, leurs regards aimantés et leurs mains fortement entrelacées en disaient long sur le désir, le plaisir à venir, la fugacité de l’instant charnel à savourer. Je ne dors pas, je ne suis pas malade, je suis vivant, je repense à mes jeunes joies pures de peau à peau, de lèvres à langues, à mes désespoirs, mes souffrances d’hier de ne pas être aimé, d’aimer trop ou pas assez puis à cette dernière rupture, et ce choc qui a suivi, comme un gong de pleine conscience. Je ne dors pas, je ne suis pas malade, je suis vivant, je n’ai plus besoin d’aimer ni d’être aimé, même la nuit.

A ce stade de la nuit, leur voisine, une femme d’âge bien mûr comme une vieille pomme ridée, divorcée d’un riche rentier, ne sera pas dérangée par leurs possibles bruits extatiques. Elle vit entre ici, un pied à terre de la taille du garage de sa résidence helvétique, et les abords du lac Léman. Il lui arrive de partir précipitamment, en pleine nuit, comme à cette heure-ci et tout le monde est alors averti. Elle fait rouler jusque dans l’entrée par son jeune employé ou son boy friend, on ne veut pas savoir, des grosses valises luxueusement identifiables, et lourdes, et parle fort à son chauffeur pour qu’il se presse de venir la cueillir. A cette heure de la nuit, je pense aux richesses de ce monde accaparées par une poignée d’individus, je pense à ma vie d’avant, entre abondance et insouciance. Je ne dors pas, je ne suis pas malade, je suis vivant, je n’ai plus besoin de grand-chose pour être bien, même la nuit.

A ce stade de la nuit, mes voisins du dessus dorment du sommeil du juste. Juste avant de mourir, c’est Miriam que ses enfants ont déposée là plutôt qu’à l’Ephad du quartier. Dans une studette où elle n’a rien d’autre à faire qu’à attendre. Attendre la venue des infirmières, la présence des aides-soignantes, les soins du kinésithérapeute, les sourires de la femme de ménage, et le passage, éclair, de ses enfants et petits-enfants. Attendre que le jour se lève quand les médicaments pour la nuit n’ont pas fait d’effet, attendre que la nuit l’emporte quand la journée, sans les voir, ses petits, a été longue et triste malgré la chaleur qui lui rappelle le pays où elle est née, un pays en guerre depuis qu’elle est née, un pays qui souffre et fait souffrir depuis qu’elle est née. Attendre la mort, la délivrance. Juste avant de prendre son service d’employé de maison, c’est Shannen qui rentre depuis cette canicule de plus en plus tard s’assoupir quelques heures dans son canapé lit face aux plantes grasses qu’il cultive avec passion sur son balcon. Elles sont le lien fidèle avec son île lointaine perdue au milieu de l’océan indien. Là-bas les nuits sont toujours chaudes, il sourit de voir ici l’affolement médiatique sur les hausses de température. Il me demande souvent si la musique qu’il écoute la nuit avant de s’endormir ou quand il rêve éveillé à sa famille restée là-bas, ne me dérange pas. Je lui réponds que je n’entends rien. En fait j’aime ce fond sonore à une heure où faire silence est la norme, où il est parait-il bon pour la santé de sombrer dans la petite mort pendant en moyenne sept à huit heures. Je ne dors pas, je ne suis pas malade, je suis vivant, je n’ai plus besoin de beaucoup de repos, même la nuit.

A ce stade de nuit, je ne dors pas. Je me suis assoupi une ou deux heures, je ferai peut-être de même plus tard. On a voulu faire de moi et de mes insomnies un cas pathologique, à étiqueter, répertorier, analyser, évaluer, soigner à grands renforts de pilules bleues ou rouge, de méthodes Coué, de pratiques de relaxation, d’hypnose, de séances de psychanalyse, jusqu’à cette nuit étrange où l’absence de sommeil s’est soudainement transformée en connexion avec le vivant en moi, le plus que vivant visible, le plus que vivant palpable. Cette nuit-là, qui remonte à une date que j’ai volontairement oubliée, devenu peu soucieux du temps qui passe et du lieu où je me trouve, je me suis senti comme dans La belle verte**, j’ai vu le monde avec les yeux d’un être d’une autre planète. Parfois c’est inconfortable. Pour les autres. Ancien cadre dirigeant dans une entité sans âme rivée au Cac 40, je suis devenu errant solitaire le jour et éveillé méditant la nuit. Je n’ai pas eu besoin d’aller en Inde ou au Bhoutan, je n’ai pas fréquenté les écoles de yoga ou les stages de méditation transcendantale, c’est apparu en moi, au plus profond de moi comme un choc avec moi-même. Je ne dors pas ou si peu, je ne suis pas malade, je suis vivant et bien vivant, je n’ai besoin de presque rien et de personne, même la nuit.

A ce stade de cette nuit, chaude, humide, d’un été brulant de guerres explosives, cette distrayante ronde de veilleur de nuit chez mes voisins m’a donné envie de revisiter les images de ce film que j’avais acheté en dvd dans ma vie d’avant bardée de conformisme héréditaire et de normalité imposée pour le revoir dans les moments de déprime. Avant le gong, avant le choc. Parce que maintenant, comme dans le film, je me vois bien vivre en terre de quiétude et d’harmonie, à partager les récoltes et les entrainements de télépathie. Parce que maintenant, comme dans le film, je sais aujourd’hui me nourrir d’amour et d’énergie à la source, qui est partout tout le temps, dans le rire d’un enfant, le chant des oiseaux, un sourire décroché dans le métro, les calligraphies au mur près de mon lit, le vibrant brouhaha d’une cour de récréation, une phrase d’un livre entr’ouvert, une douche froide en hiver, des bains de pied au bord de mer. Parce que maintenant, comme dans le film, je danse, je chante et j’organise seul ou avec quelques fous de cette nouvelle espèce des concerts de silence. Parce que maintenant, comme dans le film, chaque fois que je passe devant une boucherie je vois une exposition de cadavres. Parce que maintenant, comme dans le film, j’enlace les arbres de mon quartier et de partout où je vais. J’ai bazardé ma télé à la déchèterie avec sa télécommande multiprogrammée. Je sais maintenant que j’existe en dehors de mes papiers d’identité, de ma carte vitale, de ma carte bancaire que j’ai dernièrement réduite en confettis, de mes factures surévaluées, de mon métier, de mes obligations sociétales que j’élimine, petit à petit, les unes après les autres. J’ai maintenant de fortes intuitions, d’impressionnantes prémonitions, des sensations étranges qui dérangent ma raison, je ne suis pas encore télépathe mais j’y travaille, avec assiduité. Je me sens plus intelligent quand j’ai marché deux heures dans la montagne . J’admire la beauté d’une feuille de salade avant de la déguster. Je n’ai pas encore le don de redonner la bonté à ceux qui l’avaient perdue, je ne sais pas encore comment je pourrai contribuer à adoucir ce qui est devant nous comme un chaos pré renaissance. C’est pour cela que je ne dors plus la nuit, j’ai beaucoup à faire ici. Parce qu’à ce stade de cette nuit qui s’évapore et à l’heure de celle qui lui succèdera, se diffuse et rayonnera au cœur de la plus minuscule cellule de mon corps une injonction primordiale comme une image en boucle sur le film de ce monde en folie : la vie est à honorer, la vie est à protéger, la vie est à respecter, la vie est à aimer, inconditionnellement. De jour comme de nuit.

*Réplique dans Cuisine et dépendances (1993)

** https://www.arte.tv/fr/videos/123323-000-A/la-belle-verte/

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

12 commentaires à propos de “#rectoverso #02 | La vie est une situation délicate *”

  1. Je lis quelques textes, avant de replonger dans le mien, la lecture du vôtre m’a emportée dans cette nuit traversée par l’insomnie et cet immeuble si plein d’histoires, je l’ai trouvé magnifique – merci

    • Merci! je ne savais pas où j’allais en commençant par le quatrième étage et .. j’ai fini in extremis avant le RV number 3 pour ne pas perdre le rythme dès le début mais quelle consigne c’était!!

  2. J’aime votre style, votre fluidité vos enchaînements et la poésie qui imprègne votre texte. Merci

  3. vraiment ce voisinage est plein de ressources (textuelles s’entend) et c’est plein d’humour, j’aime la répétition toute en variations de Je ne dors pas , je ne suis pas malade, je suis vivant et bien vivant… Très agréable à lire

  4. Y’a vraiment un truc ui s’est dégagé depuis le verso #1. Ça alait le coup de passer au garage. Ça roule tout seul, la lecture maintenant. Enfin, je trouve.

  5. Formidable, Eve, ce personnage éveillé la nuit dans cette immeuble !Et l’insomnie, tellement bien évoquée. Commentaire d’une grande insomniaque à une grande insomniaque (?). Ce n’est pas mal de ne pas dormir, cela donne du temps pour lire et pour écrire.

  6. Pas besoin d’être insomniaque pour être fascinée par cette litanie des façons d’être en vie, énoncées par ce vivant, dans sa nuit. J’ai été un peu déçue d’en apprendre trop sur lui, sur ses intentions affichées, peut-être que ça rétrécit l’ouverture à mon propre monde qui venait dans la lecture de tous les paragraphes précédents. Magnifique texte en tout cas.

  7. Merci pour ce retour très intéressant…ce recto ET verso est un peu déroutant… et c’est peut être ce qui est aussi recherché par le chef d’orchestre de toute cette musique des mots que nous jouons sur la toile.. merci à toi.