#rectoverso #06 | Il faudrait tout oublier

RECTO

Quand on est gardien d’immeuble on fait partie des meubles. On appartient au bâtiment, à la cour, au parking, aux caves, aux poubelles. Il parait que je suis de la famille, c’est eux qui me l’ont dit. Les gens de la résidence comme ils l’appellent. Ils ont beaucoup besoin de moi et parfois ils me rendent la pareille. Depuis presque quarante ans que je suis avec eux, pour eux, que je nettoie le sol à grande eau le matin quand ils dorment encore, que je passe l’aspirateur dans les escaliers pas trop tôt pour ne pas les déranger, que je sors sur la rue tous leurs déchets tous les jours de l’année, que je distribue courrier et paquets, je sais tout d’eux, tout ce qu’ils me disent, tout ce que j’entends, tout ce que je devine. Je fais aussi pension de chien ou chat pour qui part trop loin pour l’emporter, je prends le café avec la mamie esseulée qui s’ennuie à mourir bientôt dans son studio surchauffé, je suis laveur de vitre, je manie comme personne le balai épongeur quand le parking est inondé à onze heures du soir par une pluie torrentielle qui me fait penser aux iles des Caraïbes où j’aimerai un jour partir me reposer, dépanneur quand le disjoncteur de la chaudière s’affole, jardinier à l’automne revenu avec ses feuilles mortes partout dans l’allée, et déménageur, bricoleur, et confident et bavard avec le facteur. J’aime cette vie dans et pour la vie des autres. Je ne compte pas mon temps. Bientôt je devrai tous les quitter. Retraite obligée. Je ne sais où j’irai. Personne ne m’attend. Nulle part où aller. Je n’ai pas de famille à moi, ils m’ont adopté quand j’ai failli sombrer sous un pont. Je leur dois mes plus belles années. J’ai mal partout dans mon corps fatigué, je n’ai rien à moi à part un lit une table et la télé dans la petite loge à la porte vitrée, avec un fauteuil devant pour surveiller les sorties et les entrées. Des histoires je pourrai en raconter mille et cent, des drôles et des tragiques. Il faudrait que vous passiez me voir un jour, pendant ma pause, entre midi et trois heures, j’ouvrirai la grosse boite de chocolats qu’ils m’ont offert à Noël. Je ne sais pas bien lire ni écrire mais j’aime bien parler. De tout ce que j’ai vu et vécu, sans bouger d’ici pendant toutes ces années, vous pourriez être étonnée…

VERSO

Je ne sais où sont enterrés mes parents. Ni vus ni connus. Jamais eu besoin d’aller nettoyer leur tombe, d’acheter des fleurs à la Toussaint, de m’apitoyer. Tu marches droit devant sans jamais te retourner, m’a toujours soufflé une petite voix en moi quand je commençais à trébucher, à tituber. Je me suis attaché aux morts des autres. Le dentiste du bâtiments B, tombé, comme une pierre, sur le carrelage de sa cuisine, c’est moi qui l’ai trouvé avec les pompiers. Le vieux chien de la fille du libraire c’est moi qui l’ai pris dans mes bras quand il a été renversé par une auto et qu’il a fallu l’emmener au – ou chez je n’ai jamais su ce qu’on doit dire – vétérinaire pour, comme il a dit, abréger ses souffrances. Dans l’immeuble d’à côté, je faisais un remplacement pendant les vacances, et c’est sur moi que c’est tombé. J’ai découvert un matin sur le paillasson de sa porte, le corps de l’hôtesse de l’air du rez de chaussée qui avait avalé tout ce qu’il fallait pour s’envoler une fois pour toutes en l’air. Je me demande parfois si c’est moi qui attire les morts. Ou qui fait face à la mort. J’en ai encore plein ma mémoire. Mais il est tard. Je sais qu’il ne faut pas que je pense à ces choses-là trop souvent, ma tête chavire et j’ai peur de chuter à nouveau. Je me sens tellement bien encore ici, dans ce bâtiment, avec tous ces gens, avec des vivants.
 

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

18 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Il faudrait tout oublier”

  1. oui on finit par disparaitre ça prend plus ou moins de temps c’est tout. Un coquelicot disparait plus vite qu’une banane qui disparait plus vite qu’un vêtement qui disparait plus vite qu’une pile qui disparait plus vite qu’un monument aux morts qui disparait plus vite qu’une poussière de radium et moi je vais disparaitre plus vite que gandhi ou victor hugo.

  2. Emouvant votre texte, et belle la surprise de découvrir un personnage analphabète. Merci

    • merci oui aux premiers mots déposés il m’a tout de suite touché et on a fait un petit bout de chemin, pas le temps en ce moment de faire plus avec lui

  3. Beaucoup aimé votre texte Eve, je vivais à Paris et il y avait une gardienne, un peu comme votre personnage, c’est très touchant, bravo.

  4. Très joli hommage à une fonction trop souvent négligée. À présent qu’il y a de moins en moins de gardiens d’immeuble, on réalise combien ils avaient de l’importance.

  5. Bonjour Eve,
    J´aime la fluidité de votre texte, sa sensibilité pour raconter une profession en voie de disparition, ses interactions avec la vie des habitants du lieu, de cet immeuble qui devient un personnage et l’inéluctable de mort. Une très belle description d’un personnage attachant.
    Merci
    Bonne journee.

  6. « J’aime cette vie dans et pour la vie des autres. »
    voilà le tout contenu dans cette phrase… ce don de temps, ce dévouement pour ceux qui lui ont permis de survivre
    ce beau personnage heureux dans sa fonction me touche, si sensible, si humain, prêt à tout en gentillesse… si bien qu’on aimerait que pour lui ça dure toujours…
    salut Eve, à se suivre…

  7. attachant, touchant, sensible, humain…merci Françoise et à vous tous pour ces commentaires de ressenti sur ce personnage qui s’est présenté là devant l’écran! j’aurai voulu passer plus de temps avec lui, pour lui.

  8. Eh bien j’espère que ce personnage reste en toi pour l’animer encore, plus tard, il condense en lui l’humanité essentielle qui manque tellement et de plus en plus, résumée dans ce « cette vie dans et pour la vie des autres » et la réponse « des autres » : « Il parait que je suis de la famille ». Oui, on veut bien que ce personnage ne soit pas trop vite oublié dans une concession anonyme (belle vidéo!)

  9. Merci Eve. Nécessaire. Emouvant. ( le Roman de cette vie : en Emploi , son après, l’entendre encore !)