# Recto – Verso 14 # L’ère des glaneuses

Recto

Période : Été 1969 – été 2025

Événements marquants :

1969

Premiers pas sur la lune

Émeutes de Stownewall à New-York

Lancement d’Arpanet, le précurseur d’internet

1970-1980

Multiplication des mouvements féministes

Lois sur l’égalité et le droit à l’avortement dans plusieurs pays européens

Coup d’état de 1975 en Australie

Début de la reconnaissance des droits des peuples aborigènes australiens 

Fin de la guerre du Vietnam en 1975

1980-2000

Épidémie mondiale du VIH/Sida, forte mobilisation féministe et LGBTQ+

Chute du mur de Berlin en 1989 

Émergence de l’Internet et du Web

1992 : décision Mabo en Australie, reconnaissance juridique de la propriété traditionnelle aborigène 

2000-2020

Féminisme intersectionnel et mouvements globaux 

Éléction de Barack Obama

Tsunami

Incendies australiens 

Recrudescence des luttes autochtones, mobilisation pour la préservation de la terre, action contre  l’exploitation minière en Australie 

2020-2025

Pandémie de Covid 19, bouleversement mondial, inégalités exacerbées 

Développement accéléré du numérique, télétravail et hybridation des communications 

Résurgence des débats sur les droits des femmes, violences sexistes

Crises migratoires, conflits liés au climat

Actualité des droits aborigènes : reconnaissance de la culture et de la langue dans le contexte australien

Figures marquantes 

Gisèle Halimi, Simone Veil, Angela Davis, Bell Hooks, Ruth Bader Ginsburg, Aminatou Haidar, etc.

Courants esthétiques et idéologiques 

Art contemporain aborigène

Street art et activistes muraux

Land art

Photographie : Sebastião Salgado, Zanele Muholi

Etc.

Œuvres principales

The Dinner Party de Juliette Chicago

Big Yam Dreaming de Emily Kame Kngwarray

Etc.

Épicentre géographique : Darwin, Australie

Verso

Été 2025_Début de l’ère première des Glaneuses

Le 16 août à 11 h 30, une pandémie déferle sur le monde. Elle est née de nombreux festins d’été ayant été secrètement empoisonnés en de nombreux points du globe. Conjointement, la toile numérique est devenue folle. Tout son contenu a été effacé en quelques secondes par un virus informatique qui a attaqué en premier lieu les écrits féministes. Les conspirateurs sont de puissants milliardaires qui se sont auparavant placés en orbite autour de la Terre pour se mettre à l’abri. Des millions d’individus tombent simultanément, d’abord les femmes d’Europe puis successivement les enfants, les hommes et tous les animaux domestiqués. Seuls survivent les animaux sauvages et ceux qui écrivent sur du papier.

Darwin, début septembre, fin de journée.

Le ciel est noir et orageux. L’océan est colérique. Au 7ᵉ étage d’un immeuble, Talia tient sa tête entre ses mains. Elle a échappé au virus. Ses coudes sont appuyés sur la table en bambou. Elle lit lentement, à la lueur vacillante d’une grosse bougie, le contenu d’un carnet dont les feuilles imbibées d’humidité ont été cousues grossièrement à l’aide d’une grosse ficelle. Elle vient de passer les 15 derniers jours à rassembler de nombreuses feuilles rescapées sur lesquelles sont allongées des écritures en différentes langues dont la plupart lui sont encore inconnues. Elle commence d’abord par celle qu’elle connaît, celle qui lui vient de sa mère. Elle se penche sur deux poèmes d’Oodgeroo Noonuccal. À leur lecture, les mots se mettent à danser quelques secondes dans sa tête. Ils y défilent joyeux et pêle-mêle jusqu’à ce qu’une rafale de vent venue claquer contre le mur de la façade la ramène à la réalité. Elle tourne alors plusieurs pages collées ensemble, gondolées par le sel. Elle essaie, en les approchant de la maigre source de lumière, de lire à travers. Elle déchiffre les noms de Wittig et Cixous. Elle songe aux femmes qui ont écrit ces mots. Elle sait qu’elles appartiennent à un autre continent que le sien. Elle se lève et se dirige vers le mur du fond du salon. Elle a très envie de pleurer mais elle se retient. Elle effleure doucement de sa main les dessins à point qu’elle a réalisés la nuit dernière sur la paroi jaunie. Ils proviennent d’un rêve que lui ont transmis ses ancêtres. Elle regarde la série de symboles qu’elle a gravée juste à côté avec son petit canif puis elle s’approche de la bibliothèque. Elle se dit que c’est peut-être la dernière qui existe au monde. Sur six étagères faites de bric et de broc, elle a rassemblé des centaines de livres glanés au péril de sa vie. La majorité proviennent de la Northern Territory Library. Ayant pu y pénétrer avant le grand incendie qui l’a ravagé, elle a rapporté en trois jours l’intégralité des ouvrages de la section consacrée aux luttes féministes, et aux voix autochtones. Elle savait qu’elle ne pourrait pas sauver tous les documents et elle a fait le choix de ceux-là. Dans la pièce dont les voilages déchirés laissent passer des taches de lumière semblables à des constellations, elle se saisit d’un ouvrage dont la couverture blanche semble lui faire de l’œil. Elle lit rapidement son titre et la 4ᵉ de couverture. C’est le livre d’une Française traduit par un homme : David Le Vay. Elle traverse ensuite la cuisine. Sur un meuble, de petits paniers tressés à partir d’une multitude d’herbes séchées embaument l’eucalyptus, la myrte citronnée et les feuilles de gumbi gumbi. À côté, elle a déposé en guise de décoration supplémentaire un vase qui contient des fleurs sauvages cueillies dans une friche voisine. Mais une odeur commence à prendre le dessus sur les autres. C’est celle du poisson fumé qu’elle s’est décidée à pêcher sur un des pontons du vieux quai désert. Elle ferme la porte et pénètre dans le couloir. Elle aperçoit, adossé au mur, le bâton de parole sculpté par son grand-père. Elle le prend, franchit le seuil de sa chambre et le range respectueusement à côté de son lit. Agile, tout en grimpant sur ce radeau de nuit, elle se glisse rapidement sous une grande moustiquaire rapiécée. Assise sur le couvre-lit tissé à la main par sa mère, elle tire de sous les draps un objet rectangulaire recouvert d’une étoffe en coton imprimé arborant des motifs traditionnels.  Elle déplie lentement en psalmodiant le tissu de couleur ocre aux mille points tout en balançant doucement son corps puis sort méticuleusement sa relique. C’est un journal de bord. Rempli de pages manuscrites, sa couverture rouge est toute usée. Une plume de jacana à crête lui sert de marque-page. D’une écriture toute fine, Talia compose à partir de ses lectures des textes hybrides et parsemés de collages qui évoquent une lutte multiséculaire pour la liberté des femmes. Au-delà des siècles et des océans, Olympe de Gouges y côtoie des militantes coréennes ayant osé briser le silence contre les abus et dénonçant les violences d’un régime autoritaire. Un peu plus loin, elle évoque des féministes espagnoles dont le combat politique s’est déroulé au moment de la transition postfranquiste. Elle écrit quotidiennement et frénétiquement sans intellectualisme. Aujourd’hui, ce sont les femmes sud-africaines qui prennent la parole par le biais de sa plume. Dans la nuit sombre de l’apartheid, elles luttent avec acharnement pour la ségrégation et l’émancipation féminine. Winnie Mandela, Lilian Ngoyi et d’autres lui soufflent un courage intemporel. Mais toute la semaine dernière a été consacrée à la mémoire douloureuse des femmes aborigènes, aux meurtrissures de la terre et aux violences coloniales. Talia, qui tient absolument à témoigner du courage ancestral et de la résistance de son peuple, est en train de faire éclore dans son cahier un manifeste poétique. Du fond de sa solitude, elle lance un appel à la sororité et à la résistance contre les chaînes visibles et invisibles. Chacune de ses lignes revendique le droit au corps libre, à dire non, à choisir, à vivre sans violence et à ne pas être effacée. Mais tout en brodant son patchwork de mots, elle réalise rapidement que la résistance ne s’arrête pas à ses pages d’écriture. Et ce soir, Talia décide qu’elle sera désormais une glaneuse. Elle ralliera les fragments des voix féminines de toutes les terres et de tous les temps. Elle transmettra non seulement par écrit, mais également en paroles, en gestes et en rites. Elle fera connaître la mémoire féminine pour qu’elle ne puisse pas disparaître et pour que les petites filles et les jeunes femmes d’après la Catastrophe marchent libres sur des terres sans chaînes ni blessures. Dans cette première ère des Glaneuses, elle privilégiera le livre et la graine mais elle sait que s’il le faut, si les prédateurs reviennent, elle prendra aussi les armes.

A propos de Pascale

Attirée par les mots depuis l’enfance, j’aime tout particulièrement la littérature et les arts de la marionnette. Doucement mais sûrement, les livres ont envahi ma vie. Ils m’entourent dans ma sphère privée autant que dans mon univers professionnel. Timide avec l’écriture mais souhaitant m’enhardir et mieux retranscrire mes émotions, je me lance enfin dans le grand bain…

8 commentaires à propos de “# Recto – Verso 14 # L’ère des glaneuses”

  1. Absolument pas hors sujet bien au contraire. Merci pour cet hommage à toutes ces femmes, aux glaneuses, quel bonheur de lire vos mots Pascale.

    • Merci beaucoup Clarence pour votre message. J’étofferai et personnaliserai probablement mon recto la semaine prochaine. Je risque d’être un peu moins disponible pour l’écriture dans les trois prochains jours.

  2. Ces Glaneuses sont, il me semble, les sœurs de mes Ecomoniales européennes, elles aussi rescapées de la Grande Catastrophe.
    Bravo pour votre récit, qui évoque si bien la chaleur et la nuit.

  3. Merci Georges. Il y a très certainement un lien fort de sororité entre vos Ecomoniales européennes et mon personnage. Je viens de lire votre texte et celui de Clarence, merci également pour vos partages très créatifs. J’espère dans un prochain cycle intégrer des illustrations comme vous le faites.

  4.  » C’est un journal de bord. Rempli de pages manuscrites, sa couverture rouge est toute usée. Une plume de jacana à crête lui sert de marque-page. D’une écriture toute fine, Talia compose à partir de ses lectures des textes hybrides et parsemés de collages qui évoquent une lutte multiséculaire pour la liberté des femmes. Au-delà des siècles et des océans, Olympe de Gouges y côtoie des militantes coréennes ayant osé briser le silence contre les abus et dénonçant les violences d’un régime autoritaire. Un peu plus loin, elle évoque des féministes espagnoles…  » En plein dans le sujet . Merci pour ces glaneuses qui n’ont pas peur des armes

    • Merci tout plein Nathalie pour votre message. Je suis allée vous lire et j’aime beaucoup le recto de votre dernière contribution… « On y flue, cherche, creuse, perd la boule, parie, jette une bouée ou une pierre, tremble , rit, crie, meurt, page, rage, langue, mord, remonte le temps défie
      Ici la multiplicité des voix fait œuvre; œuvre dont on n’a qu’une vision partielle » oui c’est vraiment ça !

    • Merci Ève pour votre message et votre lien vers la chanson des sourcières… et merci pour vos mots. Moi aussi je veux bien croire… « aux miracles, reconnus ou pas, à ceux qui agissent dans l’ombre pour plus de lumière, à ceux que je vois, que je perçois quand j’observe ce qu’il se passe en moi. Autour de moi. Je veux bien contribuer dans l’instant présent aux miracles pour ce demain que je ne connais pas. Pour cet après-demain que je ne verrais pas ».