Recto
Il ne descend jamais tranquillement l’escalier mais dévale toujours les marches quatre à quatre. Parfois, il préfère grimper sur la rambarde et se laisser glisser sur une seule fesse jusqu’en bas. Lorsqu’il monte au dernier étage, son jeu favori est de se hisser jusqu’aux combles pour espionner sur le palier la femme de l’aubergiste qui donne des baisers au gagiste du premier. Il s’assoit quotidiennement sur la margelle du puits situé en face de l’échoppe du cordonnier pour épouiller le grand chien noir qui le suit partout. Il a un don pour apprivoiser toutes sortes d’oiseaux, merles, pinsons et moineaux. Lui c’est Louis. Il a six mois de plus que moi et nous habitons le même immeuble rue de la Raffinerie à Chinon. Son père est filassier tandis que le mien est ferblantier. Depuis quelques semaines, la voix de Louis déraille lorsque nous chantons à l’église, elle se pare d’intonations graves et profondes, ce qui semble contrarier le Père Jacques. Le prêtre l’a en grippe. Il dit que sa mère a été engrossée par le diable au lavoir un soir de pleine lune et qu’il est l’œuvre du malin. Moi, à vrai dire, je ne sais pas quoi en penser. Je ne me souviens pas de la mère de Louis qui est morte quand il avait deux ans. J’ai questionné Charles, un de mes grands-frères. Celui-ci m’a répondu que Louis est tellement malicieux qu’il pourrait très bien lui pousser au derrière, une nuit prochaine, une longue queue fourchue. Ce qui me plaît beaucoup chez Louis ce sont ses cheveux roux et bouclés. Personne dans le quartier n’a les mêmes. Il est vraiment le seul à porter cette épaisse tignasse couleur de feu. Louis bouge tout le temps. On pourrait le croire monter sur des ressorts. Il est intrépide et fourmille d’idées. Lorsque nous montons à bord de la vieille carriole de son père, Louis laisse toujours ses pieds pendre dans le vide. Il observe de son regard perçant la campagne environnante et à chaque animal que son regard croise, il fait mine de porter à son épaule un fusil imaginaire. Puis, approchant doucement ses lèvres de mon oreille, il me murmure de ne plus bouger. N’osant le contrarier, je ferme les yeux et me fige jusqu’à ce que je l’entende crier pan. Quelques secondes après, il est allongé au fond de la charrette, les mains dans une flaque d’eau croupissante, faisant mine de ramasser une sangsue endormie sous une pierre moussue. Avec Louis, je ne vois jamais le temps passer et quand il s’absente j’ai l’impression que mes journées sont deux fois plus longues. Louis ne va pas tous les jours à l’école communale. À l’époque du rouissage, il prête main-forte aux adultes et part aux champs étaler le chanvre. Quelquefois, il participe à l’immersion du lin dans les eaux vives de la Vienne ou de la Veude. Ces matins-là, j’ai pris l’habitude de me lever beaucoup plus tôt pour pouvoir guetter son départ par la fenêtre de notre cuisine. Quand Louis apparaît sur le seuil de la porte du hall d’entrée, il se frotte toujours les yeux avec son poing droit, comme s’il était encore dans son lit. Puis il bâille à s’en décrocher la mâchoire tout en essayant de ranger les pans de sa chemise dans son pantalon. La plupart du temps, son père, qui n’est jamais très loin derrière, le propulse d’un grand coup de pied dans les fesses jusque sur le trottoir tout en le sermonnant. Ils posent ensuite simultanément leur casquette sur leur tête. Ils marchent tous les deux côte à côte dans la rue, chacun transportant dans sa gibecière un gros bout de pain accompagné d’un morceau de fromage de brebis. Je reste là, à les observer, le nez collé au carreau, jusqu’à ce que leurs silhouettes soient devenues minuscules. Puis le cœur gros, je retourne me coucher dans mon lit.
Verso
Elle avance frêle et souvent silencieuse dans l’escalier en tenant d’une main la rambarde comme si elle craignait de tomber. Quand elle descend, j’entends le doux froufrou de sa jupe longue qu’elle soulève légèrement à mon passage. Elle porte des chemisiers blancs aux cols impeccablement amidonnés même lorsqu’ils ont été rapiécés. Elle a d’épais cheveux bruns clairs qu’elle entrelace en une unique tresse et qu’elle dispose tantôt sur son épaule gauche, tantôt sur la droite. Quand elle sort, elle noue un grand foulard bleu sombre autour de son cou gracile. Elle parle très doucement m’obligeant à tendre l’oreille pour mieux l’entendre. Elle c’est Lison. Nous habitons dans le même immeuble, moi au second, elle au premier juste en face du gagiste. La mère de Lison est lingère. Mon père dit toujours d’elle que c’est un beau brin de femme mais pas autant que ma mère qui était paraît-il une très belle personne avec de longues jambes fines et une taille de guêpe. Ma mère est morte quand j’avais vingt-et-un mois. Elle est partie l’an 1849 pendant l’épidémie de choléra. D’elle, je ne me souviens que du timbre doux de sa voix. Mon père a repris une femme avec qui il a eu d’autres marmots et maintenant, j’ai deux sœurs puînées, deux brailleuses.
Lison et moi nous allons une fois par semaine au catéchisme. Mais c’est ce matin dans la chapelle, pendant le chant et à deux reprises, que ma voix qui autrefois était si claire, est devenue rauque. J’ai vu soudain le curé blêmir comme s’il venait de me surprendre en train de pisser dans son bénitier. Il a froncé sévèrement ces deux gros sourcils et m’a fixé de ses yeux noirs d’éperviers. Pour la première fois, j’ai eu honte mais pas à cause de lui. Le rouge m’est monté aux joues parce que Lison était présente et m’avait certainement entendu dérailler. À ce moment-là, j’étais assis à la droite de Léon dans un coin où il faisait sombre. Dans la minute qui a suivi, les filles se sont levées, entonnant l’Ave Maria de leurs voix cristallines. Lison était juste sous le vitrail qui représente les anges portant les instruments de la passion. Je pouvais l’observer sans qu’elle ne me voit. De fins rayons de soleil filtraient à travers les verrières et éclairaient légèrement son visage et ses cheveux, les parant de mille reflets chatoyants. Ses grands yeux verts en forme d’amande étaient immobiles et ses lèvres mi-closes dessinaient un sourire exquis. C’est là que je me suis aperçu qu’elle n’avait plus sa frimousse enfantine mais un minois gracieux et féminin. Lorsque nous sommes sortis de l’église, je l’ai laissé exprès passer devant moi. J’ai découvert avec stupeur sa silhouette élancée et son déhanché. Il ne m’a pas fallu longtemps pour me plonger dans une rêverie en lien avec la taille de ses seins. Désormais, le cœur me bat souvent très vite comme s’il allait s’échapper lorsque nous sommes ensemble. J’essaie pourtant de ne rien montrer et je continue à faire le malin parce que ça me plaît bien de continuer à épater Lison. Mais à l’intérieur de moi je me sens confus et à vrai dire j’ai peur. Je me demande si elle me voit encore pareil ou non ?
C’est très beau de ressentir cet émoi amoureux naissant. C’est aussi un vrai plaisir que d’être plongé sans délai dans cette période très goûteuse.
Merci pour ce texte
C’est très beau cet émoi naissant. Se retrouver aussi vite dans cette période goûteuse est également un vrai plaisir. Merci d’avoir su me plonger dans cet univers riche en images.
Pardon de vous avoir adressé ce texte « doublon ». Problème technique. Involontaire
Merci Pascale pour votre lecture et aucun souci pour ce doublon. J’ai lu votre 8e contribution et j’ai été touchée par vos deux personnages féminins et leur histoire amicale. J’ai lu également à l’instant le très beau texte qui accompagne le croquis de Geneviève Baudoin sur votre blog « D’un geste à l’autre ». J’apprécie beaucoup votre démarche artistique.
C’est très beau la façon dont vous traitez avec délicatesse ce passage de l’enfance à l’adolescence. Ce récit est plein d’images, c’est très cinématographique avec en plus du plaisir à être lu. Merci !