#rectoverso #01 |  Tram et béton

Revenir dans cette ville quittée il y a plus de dix ans. Prendre le tram en direction de la gare des autobus, en partance pour toutes les régions de France, d’Europe. Les grands autobus luxueux pour les longues ou très longues distances, voyages fatigants, étouffants, avec des arrêts programmés, des descentes forcées par une voix impétueuse. Les autobus régionaux qui desservent les petites villes, les villages alentour, empruntés presque toujours par les mêmes personnes, des habitués — intimité des visages connus. J’ai pris le tramway il y a vingt minutes, bondé. Les corps cherchent leur espace, même infime, pour ne pas toucher ou être touchés par d’autres passagers. Têtes baissées sur leur portable, ou regards en biais, fuyants. Une jeune femme en sari bleu pâle, tête couverte, peau bistre, yeux mobiles et inquiets, son nourrisson dans les bras, attend patiemment qu’une place se libère. Un groupe de jeunes tourne la tête puis replonge instantanément dans leur portable, écouteurs enfoncés dans les oreilles ou casques de marque portés comme trophées. Femmes et hommes ne prêtent aucune attention à ce qui se joue. Absence de convivialité, d’empathie. Une dame d’un certain âge visage d’aigle, lèvres rouge Hermès, costume pantalon beige, sac, chaussures de cuir beige rayées de rouge, bijoux discrets, port de tête altier, sans doute habituée à prendre des décisions, se lève. Elle interpelle la mère et l’enfant, attend qu’ils soient assis. Sourires, remerciements. Elle descend leste et agile. Le tramway repart, toujours bondé. Odeurs de tabac, de rance, de sueur, de parfum bon marché. Corps moites, parfois sales saleté comme oubli ou provocation dans une société hygiéniste, portée par les discours politiques. Des annonces publicitaires en cascade au marketing parfait tracent chaque besoin de chaque individu. Technologie contre peau. Peu de livres ouverts. La ville défile. Rivière disparue sous le béton. Palmiers plantés, composition botanique de succulentes, de cactus, place fugace flanquée de bancs aux tags esthétiques. Sur la rive gauche : des maisons bourgeoises aux volets blancs, clos aux trois quarts, dont les interstices filtrent des rayons d’ombre. Reflets du tram dans les vitrines des magasins de quartier qui jalonnent encore cette portion de ville malgré le turnover et les panneaux – À vendre – Ils résistent avec courage, pour un temps encore indéfini aux avances financières des promoteurs immobiliers la langue pendante aux abois. Déconstruire pour reconstruire. Un sans domicile fixe, corps désarticulé, fracturé par la rue – certainement pas par choix, ou très rarement – monte dans le tram. Grand, maigre, des bras jusqu’aux genoux, visage ravagé comme un négatif brûlé, bleus de catcheur sans âge, en fin de course. Une veste vert militaire ouverte sur son torse laisse entrevoir des hématomes noirs, marron, jaunes couleurs de ses drames quotidiens, de l’intensité de la résorption des coups reçus. Son odeur dense, forte, âcre, cri invisible, provoque instinctivement des pincements de nez, des descentes précipitées du tram. La fuite. Il me regarde avec intensité. Sans parole, il me transmet sa violence, sa frustration contre le système qui l’a aidé à dérailler, sa fatigue, son spleen. Il trébuche en descendant du tram, tombe, se relève illico, disparaît en traînant sa désespérance, sa solitude, sa tristesse. Le wagon du tram respire mieux. Le silence sonore de la misère dérange.

Un immense champ de béton vertical déchire le ciel, parkings sales jonchés de papiers froissés comme autant de boules égarées transforment la route goudronnée en peinture abstraite. Jeter ses sacs d’ordures dans la rue, juste à côté des poubelles éventrées d’où émane une odeur de pourriture et de putréfaction, accentuée par les relents d’égouts qui s’échappent des plaques de fonte, est la norme.Un immeuble de dix étages : escaliers usés par trente ans d’utilisation quotidienne, des marches de marbre presque intactes ouvrent sur un hall soigné au sol brillant de propreté. Deux boîtes aux lettres cassées où le courrier s’entasse. Locataires aux abonnés absents. L’ascenseur fonctionne. D’autres immeubles corsetés de béton peint en violet et blanc sont moins bien lotis : parkings extérieurs avec voitures démontées, tags insultants sur les murs, groupes d’hommes jeunes ou très jeunes, climat passif-agressif. Odeur de méfiance dans cet ensemble immobilier aux fenêtres aussi étroites que des meneaux.

Une place, des immeubles en demi-cercle, des parkings. Un jardin aux arbres démunis, rabougris, censé être un lieu de vie pour enfants. L’école primaire encerclée, la boulangerie qui fait la meilleure kesra du quartier la boucherie halal le marchand de légumes d’olives et d’encens toujours souriant senteurs d’épices et de parfums orientaux une teinturerie expose ses fers en fonte dans une vitrine regorgeant de poussiere une mercerie en faillite deux magasins de vêtements à petits prix, un bar-tabac un bar à chicha une coiffeuse pour dames un coiffeur turc pour hommes une pharmacie façon Fort Knox un cabinet médical fermé un colosse dissuasif à l’entrée d’une poste minuscule ouverte le matin un Aldi en voie de rénovation, un ancien McDo racheté et transformé en Burgers Kebab Halal, BKH nouvel acronyme.Deux fois par semaine les femmes envahissent la place qui se transforme en souk animé et bruyant coloré, parfumé. Leurs enfants s’éparpillent, jouent, rient ou restent collés à elles. Les hommes sont absents ou au café.

Odeur mêlée de lessive, de pain tiède, de café en poudre et de produits ménagers. Une file s’étire devant la caisse numéro cinq. Les clients attendent leur regard collé aux bandes oranges qui séparent leurs achats. Un enfant cheveux blonds bouclés, peau blanche, vêtements nets propres, repassés, d’environ six ans, regarde avec envie les paquets de bonbons, les tablettes de chocolat. Juste devant lui, sa mère, silhouette fine et droite jusqu’à la raideur pousse un caddy flambant neuf. Les traits de son visage sont tirés. Elle est coiffée avec soin, légèrement maquillée, habillee avec des vêtements de deuxième ou troisième main., elle détonne. Elle est d’une élégante simplicité. Elle sort de son sac une carte bleue. Le tapis affiche des produits simples : pâtes premier prix, légumes en conserve, lait, gâteaux, céréales, lessive. Elle tend sa carte une deux trois fois.

« Paiement refusé », lâche la machine, sans émotion.

-Carte refusée- dit tout haut le caissier jeune homme au regard malveillant, au sourire méprisant. Il ricane, soupire, souffle fort sans même la regarder, mâchonnant son chewing-gum il crie

On peut pas acheter avec rien, Madame. C’est impossible. C’est pas l’aide sociale ici. C’est pas la peine de faire des gosses quand on peut pas les nourrir.

Elle se fige, encaisse cet affront. Elle ressent cette violence des mots, des coups de poing dans tout son être, une condamnation : celle d’être pauvre et femme. Le silence autour d’elle se brise. Les gens murmurent, certains la regardent avec obséquiosité, une vieille dame se détourne de cette scène qui l’émeut, un adolescent éclate de rire. La file s’énerve. La femme à l’enfant est très mal à l’aise, elle ne s’excuse pas. Le caissier la toise, elle le regarde froidement dans les yeux. Il est surpris d’y voir autant de force. Il baisse la tête. Dans la file, le ton monte. L’enfant serre la main de sa mère. Elle trie très vite ses achats poussée par une envie de courir pour cacher sa honte son désarroi sa peine. Elle retire presque tout. Ne restent qu’un paquet de gâteaux, des céréales et une bouteille de lait. Elle sort de son porte-monnaie un billet plié soigneusement en quatre qu’elle tend au caissier, paie, sort avec dignité, droite, tenant son enfant contre elle. Elle mord ses joues pour ne pas hurler. Dehors, elle ouvre le paquet de gâteaux. L’enfant est heureux.

Ne t’inquiète pas mon chéri, nous avons des provisions à la maison, c’est certainement une erreur de la banque. Demain nous irons à Auchan.

Le petit sourit, un sourire fait d’espoir et de douceur résignés. Il sait qu’elle ira chercher des produits alimentaires au Restau du cœur ou au Secours populaire, lieux de survie déguisés en entraide. Et que les jours meilleurs, c’est elle qui les invente.

A propos de Martine Lyne Clop

Ingenieure securite et risques industriels Experte en audits internes et externes Deux masters deux DU. IPRP. Aucun parcours litteraire, mais j'aime passionnément la littérature et l'histoire. J'ecris je lis je fais des collages et de très longues marches. Les ateliers et le travail titanesque de François Bon sont des sources des pistes des portes grandes ouvertes sur des mondes inconnus, un apprentissage quotidien. La lecture de vos publications est un plaisir. Mille mercis.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #01 |  Tram et béton”

  1. Elle est d’une élégante simplicité….. et d’une intransigeante dignité cette femme pauvre … pas pauvre femme. Mère et digne.
    Merci pour ce texte trop vrai… tellement vrai..

    • Merci a vous Eve pour la lecture de mon texte pour votre commentaire et votre sensibilité.
      Je lirai votre article ce soir au calme.
      A bientôt

  2. Magnifique texte, avec une continuité qui nous oblige à ne pas détourner le regard du silence sonore de la précarité

    • Merci beaucoup Léa Yasmine. Votre commentaire m’émeut tout en confortant mon désir d’écrire…Je l’avais occulte.
      Je lirai votre article a la fraicheur du soir.
      A bientôt.

  3. Merci beaucoup. Je lirai vos articles ce soir lorsque le calme sera propice.
    A bientôt.