#rectoverso #02 | enceintes : à ce stade de la nuit

Enceintes (suites)

Recto

Le fou 

A ce stade la nuit, je suis sensé dormir profondément, mais j’attends l’infirmier pour prendre ma dose. Et quand je ne la prends pas, impossible de fermer l’œil. Je me poste devant la fenêtre de ma chambre de l’HP. Je peux quand même l’entrouvrir même si ses barreaux divisent la vue sur les ombres nocturnes en cinq bandes verticales.  De ma fenêtre, j’entends l’écoulement  doux de l’eau jaillissant de la bouche de la statue de la fontaine dont la tête de sirène est tranchée par le barreau le plus à gauche . Puis, je vois ses bras mais ses mains sont coupées par le barreau du milieu. Vers la droite, Il n’y a plus assez de luminosité et je ne distingue plus son corps que je devine seulement et sa queue bleue argent qui reluit dans le jour.  S’il ne vient pas , je resterai là jusqu’ au matin à l’écouter chanter.

La maitresse

A ce stade de la nuit, je me tourne et me retourne dans mon lit . Impossible de fermer l’œil. Je cherche ma boite de Lexomil. Impossible de mettre la main dessus ; je ne sais pas ce que j’ en ai fait la  nuit dernière. Pourtant je la remets toujours à la même place au fond du tiroir du fond de table de nuit. Une idée m’obsède. Ça ressemble à quoi , un fou ? m’a demandé Robin , au moment de la sortie scolaire. Je n’ai pas su quoi répondre . Je lui ai dit qu’il ne faut pas parler aux gens que l’on ne connait pas. Ce qui n’a rien à voir avec la question, mais strictement rien à voir. Je n’aurai pas dû. J’ai honte. Demain je lui dirai à quoi ça ressemble. En fait, un fou , ça ressemble à nous tous, mais en bien pire, ou peut-être en bien mieux. Hum…Je vais peut-être relire le journal d’un fou de Gogol. Demain matin, je me prendrais peut-être pour la reine d’Espagne.

Le jardinier

A ce stade de la nuit, la municipalité ferait mieux de mettre en route l’arrosage automatique du parc de la Mairie.  Il fait trop chaud. Depuis qu’ils veulent faire des économies, le jardin d’enfants ressemble au désert de Gobi. De la caillasse , de la caillasse, même avec la voiture tondeuse , il y a plus rien à tondre. Un jour, toute cette saleté de terre , ça va bloquer le moteur de ma  tondeuse. Je comprends pas pourquoi, il foute de l’arrosage automatique à l’Hôpital des fous alors que les gosses, eux , y ont pas droit. Faudra qu’on m’explique. C’est qu’avec la réchauffement climatique , y a plus de saisons. On crève de chaud. C’est pour ça que je dors pas. Aller, j ‘ouvre la fenêtre. Tiens , ils ont oublié de fermer la fontaine de l’ HP. La sirène a pas fini de cracher toute la nuit.

Le type aux cheveux gris

 A ce stade de la nuit, je tiens la garde, le camp est calme ,tout le monde dort. Ma gamine dort aussi dans la caravane ; à deux , il fait trop chaud, même en ouvrant la porte. Demain, elle a école, encore une journée difficile pour elle. C’est la seule de la communauté qui va à l’école, et à l’école , elle est toujours seule, c’est pas facile . Mais , on lui a dit qu’elle a des capacités, enfin la directrice…je sais pas ce que c’est des ca- pa- ci-tés. La gamine, elle a en dans la tête…’il faut qu’elle continue. Avec le caractère de sa mère , y a rien qui l’arrêtera. De là-haut, je suis sûre qu’elle l’encourage, et après ? on fait comment ? je peux pas dormir…je prends ma gratte de Gipsy, la nuit m’accompagne, j’improvise…

Verso

Depuis la nuit du 7 octobre, impossible  d’aller au cinéma. Le petit écran rectangle de 14x7cm l’a remplacé. En scrollant, m’est apparue en boucle la fuite de ces enfants qui couraient qui faisaient la fête, l’enlèvement des jeunes filles ensanglantées, et puis des enfants encagés, et puis des cercueils en procession, la peine des mères, les révoltes des familles , les sitting, les alertes, les bombes , les missiles , les terres dévastées, les révoltes , les images des fillettes jaillissant leurs gamelles vides, les femmes et hommes amaigris racontant leur séquestration pendant des semaines dans le noir…

Alors me revienne ces paroles, « je cherche le soleil au milieu de la nuit, j’sais pas si c’est la terre qui tourne à l’envers, ou bien si c’est moi qui fait du cinéma qui me fait mon cinéma… »

A propos de Carole Temstet

Née , à Paris en 1966 , animatrice d' atelier d 'écriture depuis 17 ans , dans les milieux scolaires et associatifs, j 'aide adultes et enfants à développer leur créativité et à y prendre goût au sein de l ' association Mots et Pinceaux à Nogent sur Marne. J'ai publié , un premier roman intitulé "Hors sujet" et un roman pour la jeunesse à partir de 9 ans " Violon d'étoiles" illustré par mes aquarelles, dit par P. Calmon (acteur) et joué au violon par I. Scialom (violoniste). (lien à trouver sur Publibook.fr) site FB : Carole Temstet

5 commentaires à propos de “#rectoverso #02 | enceintes : à ce stade de la nuit”

  1. C’est terrible, toujours venant du monde quelque chose nous dévaste et particulièrement ce 7 octobre fiché en nous comme un pieu. Merci de le rappeler. Comme vous dites : en ce stade de la nuit, tenir la garde.

  2. Merci à vous deux, vous donnez toute sa raison d être à ce recto verso .
    A vous lire , très vite

  3. … des portraits tout en nuances comme annonçant l’impossibilité d’aller au cinéma dans un monde stone…. merci!

  4. Merci Carole pour cette suite de la #01, dans ce monde de fou, ou la folie est un symptôme, une dévastation, un remède, une sagesse ? Tes personnages sont bien là, campés avec leur façon de parler à eux, notamment le jardinier !