#rectoverso #06 | Le non inconnu qui passe

Recto

Je ne suis même pas l’inconnu qui passe, celui de la chanson, je voudrais être l’inconnu qui passe.   Je ne passe pas. Disons que j’arpente dans un sens et dans l’autre les rues de la ville. à proprement parler, je ne passe pas, puisque j’ai un circuit pré-établi pour parcourir l’intégralité des trottoirs du centre ville. Je ne suis pas inconnu, les habitants me croisent, parfois certains me saluent d’un petit sourire ou simplement un regard. Très rares sont ceux qui vont jusqu’à émettre un bonjour. Mais ils existent. Et pour eux, peut-être que j’existe aussi. Je n’irais pas jusqu’à imaginer qu’ils s’intéressent à ma personne. Non, je suis raisonnable, je me doute bien qu’ils sont simplement satisfaits qu’une personne soit préposée au nettoyage des caniveaux et des trottoirs. Ils reconnaissent mon uniforme, rien de bien extravagant, un gilet jaune en acrylique avec des bandes phosphorescentes par dessus un bleu de travail.  Les bandes lumineuses ne me sont pas utiles mais elles étaient déjà sur les tenues des éboueurs qui ont servies de modèles.  Ah si, sur l’arrière du gilet récemment la municipalité a fait floquer le nom de la ville. Est-ce parce que les élections approchent ? Je ne fais pas de politique, mais je suppose qu’aucun des habitants ne s’imagine que le service que je rends est financé par une autre commune. J’ai donc le nom de ma ville sur le dos. Le mien n’est inscrit nulle part sur moi. Je ne suis pas inconnu, juste anonyme.     

Chaque jour, je pousse le chariot sur lequel repose une grande poubelle, une pelle à long manche et trois balais, celui pour les feuilles, celui pour les agglomérats récalcitrants et celui pour l’eau. Ainsi qu’une pince pour ramasser les papiers. J’ai toujours aimé le grand air, je suis servi. J’aime aussi les contacts humains. Donc je réponds quand des habitants me saluent. On ne vous a pas vu la semaine dernière, vous étiez souffrant ?  Ceux-là font des efforts, je le vois bien. Souvent ce sont les mêmes qui ne me reconnaissent pas pendant mes courses au supermarché lorsque je ne porte pas mon uniforme et que je ne suis pas derrière la grande poubelle à roulette.   

Verso

Les morts. Ils ne me dérangent pas. Je ne les vois pas. Je les côtoie lorsque ma tournée m’emmène du côté de l’église. Je ne travaille jamais le samedi ou le dimanche, je croise très peu de mariages. Par contre des enterrements, oui. Souvent. Certains morts  partent très accompagnés, la foule déborde de l’église. Après la cérémonie, des groupes s’attardent sur le parvis, la peine est visible. Je me dis souvent que c’est une personne qui est partie trop tôt, elle était encore aimée. J’espère qu’elle le voit. D’autres fois, le mort semble oublié. Il est seul ou presque pour sa cérémonie. C’est peut-être ça le pire : depuis son cercueil ne voir qu’un ou deux personnes venus en voisins curieux, aucun ami, tous déjà partis, aucune famille, trop loin, trop occupée. Je n’aime pas faire ma tournée ces jours là. Je n’ai pas de balais pour les départs ratés.       

A propos de Noëlle Baillon-Bachoc

Lectrice compulsive, attirée depuis le plus jeune âge par la littérature de l’imaginaire avec une prédilection pour le fantastique. Je me consacre à présent totalement à l’écriture. J’anime des ateliers d’écriture et des stages dédiées à la littérature de l’imaginaire. Irvi an Amzer, mon premier roman publié est un récit fantastique inspiré de légendes celtes et bretonnes.