#rectoverso #12 | Lucilie Bouchère

Deux hommes en blouse blanche, portée sur une chemise blanche avec une cravate sobre et sombre. C’est l’uniforme des scientifiques en dix-neuf cent cinquante. Raymond C. Bushland est debout, Edward F. Knipling, son aîné d’un an, est assis à son bureau recouvert d’une vitre. Le reflet d’Edward est complet dans la vitre, la tête manque pour celui de Raymond. Les deux mains de l’homme assis sont posées de part et d’autre d’un microscope binoculaire vertical noir, dont le réglage s’effectue à l’aide d’une molette permettant un grossissement 2X. Afin d’’éclairer la zone d’observation, une baladeuse a été accrochée à l’aide d’un assemblage de petites tiges de métal percées de trous assez semblable à des pièces de mécano. Sur la gauche, bien en vue, une série d’une vingtaine de flacons bouchonnés apportés par Raymond. Il semble donner des explications à son collègue ? responsable ? Il a posé un classeur sur la table et maintien sa main dessus, l’autre est certainement posée sur sa hanche pour une posture naturelle en vue de la photographie. Car ils ne sont pas dans un laboratoire, le bureau est vide et sa vitre étincelante. à l’arrière-plan, trois cadres sur le mur, des étagères se devinent, sur la plus haute une sculpture est visible, un prix prestigieux certainement. La photographie est une reconstitution, car rien n’est sauvegardé lors du moment clé de la découverte du point faible de la lucilie bouchère. . 

D’ailleurs, Raymond note ce détail car il est méticuleux, mais il ne comprend pas immédiatement la portée de sa trouvaille. Toute l’équipe travaille sur les ravages du diptère causés par la ponte des œufs de larves dans les plaies, lesquelles plaies attirent d’autres femelles pondeuses et en quelques jours l’animal meurt dans d’atroces souffrances. La chaleur accélère le cycle d’éclosion à trois petites semaines. Les attaques sur les troupeaux de bovins ont  commencé depuis plusieurs dizaines d’années en Amérique du Sud, loin. Les USA ne se sentaient pas concernés. Mais au fil du temps, l’épidémie remonte le long des plaines argentines, se faufile jusqu’à l’Amérique Centrale, atteindra bientôt le Mexique. Une progression lente mais inexorable, le ministère de l’Agriculture US décide d’augmenter les budgets de recherche. Le rôle de Raymond est d’étudier le cycle de vie de la Lucilie. Tous les jours, avec des précautions drastiques, il élève des milliers de larves dans des cages de tissus de moustiquaires, faisant varier un à un les paramètres : la chaleur, l’éclairage, l’aération, le type de viande et sa fraîcheur. Oui, car la Lucilie bouchère est carnivore, mais elle est fine gueule, elle préfère la viande vivante, où à défaut très récemment morte. Raymond est patient, il teste, il observe, il finit par distinguer les spécimens mâles des spécimens femelles. Il observe son petit monde au microscope dans ses tubes bouchonnés. Ses petits microcosmes de différentes populations. Tout à coup, il observe mieux et il lui semble que la femelle Lucilie n’accepte le mâle qu’une seule fois dans sa vie. Surpris, il reprend ses cours d’Entomologie ainsi que les différents ouvrages à sa disposition : Lucilie serait la seule variété de moustique à se comporter ainsi. Il note méticuleusement ce résultat, peut-être en vue d’une publication ultérieure. Tout ça c’est bien joli, mais la recherche de l’antidote ne progresse pas. 

Qui de Raymond ou d’Edward a eu cette idée de génie : puisque la femelle n’accepte qu’un seul mâle dans sa vie, il faut que ce mâle soit stérile ! Est-ce important qui a eu cet éclair ? Leurs noms est associé à jamais. La suite est connue, ils mettent tous les deux au point la technique du mâle stérile. Les USA construisent des usines à Lucilie Bouchère stériles et déversent sur les troupeaux ces nuages de moustiques mâles dont chacun des accouplements tarie une longue descendance. Faisant régresser l’épidémie hors de ses frontières, finançant les pays du Sud pour la construction de leurs propres usines. 

La remise du prix mondial de l’alimentation à Raymond et Edward, en dix-neuf cent quatre vingt douze, ne fait pas la une des journaux. Et pourtant, lorsque notre professeur d’entomologie nous raconte cette histoire, au-delà de la fascination, nous retenons que tous les détails sont importants. Certains pourront même sauver des vies. 

A propos de Noëlle Baillon-Bachoc

Lectrice compulsive, attirée depuis le plus jeune âge par la littérature de l’imaginaire avec une prédilection pour le fantastique. Je me consacre à présent totalement à l’écriture. J’anime des ateliers d’écriture et des stages dédiées à la littérature de l’imaginaire. Irvi an Amzer, mon premier roman publié est un récit fantastique inspiré de légendes celtes et bretonnes.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | Lucilie Bouchère”

  1. Quel beau récit plein de tendresse pour ces deux hommes et leur découverte. Merci et bonne journée.

    • Merci Bernard pour ta lecture et ton commentaire. Oui, je suis fascinée par les géniaux inventeurs qui cependant restent peu ou pas connus du public.