#rectoverso #01 | Dans la chaleur de l’été

RECTO

Il fait chaud, tellement chaud déjà ! L’air est épais. Le bitume sue sous un ciel implacable. De chaque côté de la chaussée les maisons ont fermé leurs volets. Elles dorment dans une touffeur qui leur lacère le cœur. Personne ne se risque dehors. Pas même un chien, pas même un chat. On pourrait croire que nul ne vit ici, qu’une malédiction a vidé la rue de ses habitants. On ne serait pas loin de le croire, tant la sueur nous brouille l’esprit en même temps que les yeux. Mais, devant chaque seuil, se tient, au garde-à-vous, une grande poubelle au couvercle jaune. Il y en a même une qui, n’ayant pas parvenu à fermer sa gueule, a vomi ses emballages sur le trottoir. C’est même à ce détail qu’on comprend que le service de voierie n’est pas encore passé. À onze heures ! On est pourtant lundi : jour des poubelles jaunes…

Au terme de cette chaude journée d’été, le jour décline sur le parc. Les arbres sont déjà noirs. Au-dessus de l’allée principale, le ciel, encore bleu, étale son aplat métallique, vivant, vibrant. Contraste entre le noir qui vient, qui, on le sait, couvrira bientôt tout, et ce bleu, qui demeure encore, qui ne se décide pas à pâlir, dont la gaieté, le bonheur de vivre, vous donne la nostalgie du jour qui va passer avant même qu’il ne passe… Dans un instant les ténèbres prendront le dessus :  memento mori.

Au premier étage du Centre de Santé se trouve une salle d’attente commune pour les patients de trois cabinets. Elle se remplit et se vide dans un mouvement perpétuel au gré des rendez-vous. Sont assis là, dans la chaleur, un vieil homme sec, aux jambes nerveuses dans un bermuda gris, une dame forte en bras et en gorge, sanglée dans une blouse qui a vu plus d’un gavage de canard et une jeune femme dont la robe à fleurs est tendue à exploser sur son gros ventre qu’elle caresse de contentement. Et il y a cette personne à la peau noire, très noire, que les trois autres ont dévisagée et saluée lorsqu’ils sont arrivés. Qui ne leur a pas répondu, pas même d’un regard. Vêtue d’un ensemble de wax kaki orange et jaune, lumineux, tellement lumineux, elle est puissante et belle ou serait belle si ses lèvres pincées s’ouvraient sur un sourire. Est-ce par inquiétude de la consultation qui vient ou parce qu’elle se sent ici étrangère, inopportune, illégitime qu’elle porte ce masque buté. ? Il y a très peu de gens de couleur dans ce bourg.

VERSO

À côté du cinéma, se trouve un bar, dont la terrasse déborde largement sur la chaussée. À l’issue de la séance du soir, elle s’est remplie, d’un coup, de spectateurs du film, désireux de boire un verre à la fraîcheur de la nuit. La serveuse, un peu débordée par cet afflux de clientèle, nerveuse, affairée, s’efforce de prendre les commandes. La voici campée devant une table entourée d’une dizaine de personnes. La commande sera conséquente, mieux vaut prendre son carnet.  Et pour vous, ce sera ? « Beau film, j’ai adoré les décors…» La serveuse, consciente que les clients ne l’ont pas entendue, répète sa question : et pour ces messieurs dames ? La femme au ton péremptoire hausse la voix, son public autour du guéridon lui est, elle le croit, totalement acquis. « …par contre, je trouve que le titre du film pourrait être plus pertinent ; Le ciel est à vous, c’est pas mal, oui, pas mal, un peu faible peut-être …» Le crayon de la serveuse tape d’exaspération sur son carnet, s’il vous plaît ? «…. j’aurais préféré Le ciel est à tout le monde. Et bien oui, quoi c’est vrai, le ciel… » La serveuse, penchée au-dessus de la table, tente d’imposer sa présence, «… le ciel est à tout le monde : au blessé sur un champ de bataille, au malade sur son lit d’hôpital, au prisonnier dans sa cellule, au cancre du fond de la classe,…, Le ciel est par-dessus le toit / Si bleu si …, » Faites taire cette péronnelle ! Stop, Sophie, stop ! Ladite Sophie, interloquée, reste la bouche ouverte, toute la terrasse aussi. Tu ne vois pas que cette demoiselle attend notre commande. Officiez, Mademoiselle, officiez !  La serveuse, pas sûre d’avoir vraiment saisi ce que vient de dire le monsieur, pense avoir enfin la parole. Elle risque un : et pour vous, ce sera ? 

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #01 | Dans la chaleur de l’été”

  1. Bonjour , Emilie, très agréable à lire ce début de … , des saillis qui jaillissent de temps en temps : »On pourrait croire que nul ne vit ici, qu’une malédiction a vidé la rue de ses habitants » ou encore , »Il y en a même une ( poubelles)qui, n’ayant pas parvenu à fermer sa gueule, a vomi ses emballages sur le trottoir…. et cette incommunicabilité de la fin . On attend la suite … Merci !

    • Coucou, Carole, heureuse de te lire. Merci pour ton commentaire. J’attends ta contribution avec impatience. Bise