#rectoverso #01 I CCCC

RECTO

Au milieu du Centre Commercial de la Croix de Chavaux un gros trou. Forme carrée de dix mètres sur dix environ. Sur le côté un escalier mécanique pour descendre vers le métro, un autre pour en remonter. Un jour sur deux celui qui permet de monter vers les commerces et les rues adjacentes est en panne. Partout une musique de fond ordinaire : chansons françaises, jungles et pubs. Au niveau moins un, des boutiques surtout de vêtements bon marché. Au niveau intermédiaire qui donne dans la rue du bas, surtout des commerces de bouche, et au niveau supérieur, une dalle, un tabac crade et une librairie de renom. Ce dernier niveau, le plus aérien donne sur une rampe, débouchant sur la rue du haut, celle où des HLM et un terrain de foot survivent.

Ça c’est le décor général.

– Au niveau le plus bas, au fond du gros trou carré, ça forme plus ou moins un goulet, enfin c’est moi qui le perçoit ainsi, car en fait c’est un couloir, large mais assez sombre, d’accès au métro. Et là trois ongleries. Je m’arrête devant le «  Nail Bar », tout en baies et portes vitrées. Tout est visible. Tarif des prestations entre 10 et 50 euros. Quelques néons au plafond, des lampes à ongles bleues, quatre ou cinq tables et de gros fauteuils boudin rose pâle pour les clientes. Les filles chinoises ou d’ailleurs mais d’origines asiatiques, toutes ou presque jeunes, s’appliquent sur les mains ou les pieds des clientes. Têtes penchées au dessus des mains. Au mur d’étroites étagères, un arc-en ciel de teintes. Les flacons de vernis attendent alignés dans l’ordre. Parfois juste devant la boutique une fille, assise sur un tabouret en plastique de couleur vive (la couleur occupe un grand rôle dans cet endroit, c’est même ce qui en fait l’intérêt pour les clientes) attend, le regard dans le vide. Parfois seulement. Une pause (même courte) est-elle permise entre deux clientes ? Toujours être occupée. Toujours travailler. Toujours prendre une main. Toujours avec professionnalisme vernir un ongle. Toujours un autre ongle, une autre main, une autre personne. Trop de mains, trop de doigts, trop d’ongles. Travail à la chaine minimaliste et précis. Combien mesure un ongle ? Quelle surface en fin de journée ont-elles vernie? Quelle quantité de solvant ont-elles respiré ?

– Au niveau intermédiaire, parmi d’autres magasins, un nouveau venu, un magasin d’alimentation bio, un de plus. Très grandes baies vitrées, lumière naturelle. Ici on voit tout ce qu’on achète derrière la devanture couleur paille. On choisit ses produits dans les caisses de bois brut posées sur le sol. Pendus au plafond de gros mobiles naïfs de coccinelles et de soleils oscillent au gré des allées et venues des uns et des autres. À l’entrée une pile de corbeilles en rotin destinées aux futurs achats. A côté, en vrac des légumes et des fruits. Ils ont l’air propre et décontracté. Je veux dire disposés d’une certaine manière. Comme les personnes qui s’habillent avec soin et sophistication mais où rien de l’attention extrême qu’ils ont porté à leur tenue ne doit transparaitre. Donner envie d’acheter le chou aux feuilles un peu jaunies, juste un peu, ou une botte de radis un peu défraichis, la fatigue étant un signe de bonne santé naturelle. Au bout des allées aérées, les présentoirs, toujours en bois brut, de boissons aux jolies étiquettes, vin sans conservateur et d’autres articles désirables. Des clients en short ou robe de lin large, chapeau et panier de paille attendent, très civilisés, alignés, aux caisses. C’est courtois ou ça en a l’air.

– Au niveau supérieur, le plus culturel, en face d’une librairie renommée, les fenêtres très très particulières du Conservatoire Pina Bausch. Bâtiment de trois étages qui a rouvert il y a un an après des mois de travaux. Très spéciales les fenêtres-hublots entourés d’un vaste rebord métalliques couleur brique et de forme carrée avec des angles arrondis. C’était dans l’air du temps à l’époque de la construction du Centre Beaubourg, ce parti-pris architectural. Mais surtout c’est ce qui se passe à l’intérieur, dont on ne voit rien de l’extérieur qui compte le plus. Au rez-de-chaussée, l’entrée, portes coulissantes. Mais on ne voit rien du savoir qui se transmet dans les étages, on ne voit rien des leçons particulières de piano ou des fausses notes des violonistes en devenir. On ne voit rien de la discipline musicale. Qu’y a t-il à voir d’un apprentissage du solfège, d’un morceau? On ne voit rien, on n’entend rien de l’extérieur. Par contre quand on est à l’intérieur d’une des petites salles pour leçon particulière, on voit tout. Derrière la fenêtre-hublot de deux mètres sur deux au moins, on voit la ville, toute la ville, l’ensemble de la ville et même un horizon assez dégagé pour un espace urbain. Ce panorama m’évoque celui des bureaux présidentiels des derniers étages dominant les buildings de la Défense où sans merci on règne sur les affaires de la cité.

VERSO

Niveau inférieur du C.C.C.C (Centre Commercial Croix Chavaux) 14 heures, ça chauffe. Près du marchand de guitares, une femme voilée parle à son téléphone. Elle gueule. Il est question d’argent. Evidemment. Trop chaud. Ça monte à la tête. Ça chauffe. Elle s’énerve devant la vitrine d’instruments de musiques silencieux. Elle est seule à parler. Personne n’entend l’autre, ni ses arguments, mais on entend qu’elle n’en veut pas de cet arrangement, parce que le ton monte, monte, monte dans les aigus. En plein soleil en ce jour de belle canicule, elle pourrait hurler ça ne dérangerait personne pour s’entendre, se parler, chanter ou marcher au radar car elle est seule. Le marchand de guitare doit se demander si d’énervement elle ne va pas donner un coup de poing ou de pied dans sa vitrine, ou bien s’évanouir. Trois pas d’un côté, trois de l’autre, et elle repart, bille en tête, elle ne cède pas. Elle arpente le buste très en avant. Rien ne se règle, elle veut son argent. Il lui doit cet argent. Fait vraiment trop chaud. Je la laisse ne pas régler ses affaires.

A propos de Pascale Sablonnières

photographe et professeure dans une école d'arts plastiques, j'écris. j'écris en lien ou pas avec des œuvres visuelles, ou avec ce qui se passe ou ne se passe pas. https://dungesteverslautre.blogspot.com/ http://www.pascale-sablonnieres.fr/

Une réponse à “#rectoverso #01 I CCCC”

  1. Le rythme de la première phrase invite bien dans le texte. Et le téléphone à la fin, cette femme qui hurle seule dans la canicule, on se croirait au cinéma. Qu’il fait chaud dans tous nos textes !