#rectoverso #01 | Le vieux avec sa canne

Le vieux avec sa canne. Il discute avec la femme habillée pour l’escalade portant harnais avec multiples mousquetons et longes, qui assure la longueur et l’ancrage des fils sur lesquels s’exercent deux funambules devant la cathédrale, sans doute pour le spectacle du soir.  Il traverse, sourire et moustache jaunissante abondante, chapeau, droit et mince pour un vieux. Voici une heure que l’orage gronde, personne n’y prête attention, ni les gens ni les corneilles jacassant en bandes dans les platanes, encore un orage sec, l’eau ne sera pas pour ici, quatre semaines depuis la dernière pluie.  Et puis une goutte « ça y est la première goutte ! » crie-t-il.  Une femme brune et ronde passe, visage détendu, lumière dans l’œil : c’est la goutte. Les funambules virevoltent tranquilles autour de leur élastique, l’une des deux dénoue l’attache d’une longue chevelure noire, elles font quelques figures pointe du pied tendue, rebondissent et reprennent de l’élan en appuyant de toutes leurs jambes sur l’élastique, lequel est accroché au clocher ainsi qu’à un gros bloc de béton cylindrique posé au sol.  Un adolescent obèse s’arrête un instant, dit « ça doit être bien d’être là-haut », prend une photo puis traverse et replonge dans son portable. « Les gouttes vont s’écraser dans la poussière » dit le vieux, les badauds sourient au vieux et aux gouttes, personne ne se presse, la queue au distributeur de billets reste statique, les têtes tournées vers la cathédrale, on savoure les grosses gouttes molles et rares, ça sent la joie, les regards se croisent, « ah on dirait que ça va vraiment tomber » « vous croyez ? »

La place est entourée de barrières sur lesquelles sont tendues des plastiques épais portant des mentions publicitaires pour des marques de cycles, d’épicerie fine, de boissons, de sport, et c’est bien la première fois qu’il y a ces plastiques épais dans cette ville normalement connue pour être sans publicité. Les marqueurs finissent à peine leurs lignes blanches délimitant les terrains pour le concours de boules et déjà des équipes tirent et pointent, tous vêtus du même tee-shirt à rectangles roses et noirs à l’effigie d’une marque inconnue. Sur le podium encore personne derrière les micros, les baffles solitaires, la table du jury vide, et en fond de scène aussi une grande banderole de plastique épais au nom d’une épicerie fine. On marche au ras des platanes entre les troncs et la route, les rues pénétrant dans la vieille ville sont bloquées par d’autres barrières de métal avec le signalement sur papier A4 que ce sera dorénavant bloqué tous les vendredis soir. Les touristes à la peau blanche ou écrevisse stationnent indécis sachant bien qu’il va y avoir des événements, les locaux vaquent à leurs affaires, pharmacie, tabac, banque, PMU, et commentent intérieurement sans aucun doute l’étouffement dû aux animations, la ville bondée, la surchauffe des logements et le prix des légumes, sans parler du marché, il y a longtemps qu’ils n’y mettent plus les pieds l’été.

Agitation prolongée et jacasseries exacerbées chez les pies après l’orage. Un prédateur près du nid ou un problème de territoire ? Les fenêtres des HLM sont ouvertes dans le soir sur des pièces sans lumière, un homme torse nu à sa fenêtre la tête tournée vers le bas sans doute vers son portable. En haut de sa colline l’église médiévale de Saint Pancrace s’étire dans des filets de nuages roses et sur l’autre colline les réverbères déjà allumés ont des allures d’étoiles de Vénus tombées dans la vieille ville et les touffes des jardins. On pourrait penser que les citadins sortiraient après la canicule et la pluie bienfaitrice mais non, une seule femme marche sous les platanes en jupe de soie portant sa poubelle, croisant une seule famille un couple avec une toute petite fille et un chien, une chienne  nommée Lina, Lina qui fouille les abords de la route la truffe au ras du sol, grisée d’odeurs dévoilées par la pluie, le premier long soir d’été de la toute petite fille car il fait trop chaud dans sa chambre dit la mère, on croise aussi un homme pressé dialoguant avec son portable et saluant au passage et puis rien. Personne. L’herbe du champ de bordure est rousse et foulée par les chèvres, aplanie par la grêle, un figuier dégage son odeur au calvaire, carrefour entre fin de ville et début de campagne, et sur le banc sous le Christ éternellement en croix avec ses yeux morts tournés vers le ciel que plus personne ne regarde pas même un couple d’amoureux, un vieux prenant le frais ou un cycliste du soir. Que font les humains ? Où sont les humains ?

Bellâtres grassouillets, bolides fonçant sans vergogne car maîtres des eaux par le statut de meilleurs nageurs qu’un jour ils se sont octroyés (un blanc bonnet un bonnet bleu), place aux crawlers masqués donc il y a bien partout des roitelets,  vues sur la tour carrée émergeant des toits de tuiles rondes couleur brique dont les pentes multiples semblent avoir été jetées au hasard par un lanceur de mikado voulant créer une ville, mamie nageant avec sa planche sur un côté puis sur l’autre et se musclant consciencieusement les fesses avant le grand effondrement, barrières blanches en fer tubulaire des années soixante séparant les bassins de la pelouse grillée,  canisses pour une ombre douce sur les corps allongés et les tout petits enfants,  dalles de béton gravillonné, cyprès élancés non taillés donc ébouriffés, allègres cigales de onze heures, corps cambrés en bas et voûtés en haut, sortes de clés de sol inversées, corps lisse corps gris de poil corps long corps rond corps gros,  peaux de tous les dégradés de brun de blanc pâle et de noir, jeune fille soudain lassée de ses bellâtres, calme des humains posés là un dimanche matin de juillet, vivant tranquillement l’instant , qui seul, qui en famille, qui en belle-famille, qui en bandes, qui en séduction, qui en muscles, qui en sieste, qui en bikini mini, qui en retrait, voire même en lecture : l’heure des prédateurs,  psychopathologie du totalitarisme. Oh oh… 

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis 20 ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

2 commentaires à propos de “#rectoverso #01 | Le vieux avec sa canne”

  1. … On y est et aussi comme en retrait…comme sous la pluie et dans le grand bassin… Merci!!

  2. Les badauds qui sourient au vieux et aux gouttes m’enchantent. Jolis tableaux qui rendent vivante cette vieille ville de pierre sous la chaleur et la pluie, où s’invitent des bâches à slogan dont on devine que le premier dessein n’est pas d’embellir leur environnement.