RECTO
Le jardin public offre l’après-midi un peu de répit à la chaleur suffocante des rues avoisinantes. Le bruit de la circulation s’estompe. On entend les rires d’enfants invisibles, le pépiement des oiseaux. Un espace abritant un massif de fleurs, disposé en carré, est protégé par des piquets de bois sur lesquels est fixé un grillage en plastique vert. Une allée de graviers court tout autour de cet espace.
À gauche de l’entrée, un homme est assis sur un banc. Jambes tendues devant lui, les fesses au bord du siège et le dos impeccablement droit, il tient un livre de poche de la Série Noire. Ses mains reposent sur son ventre. Seule sa tête, légèrement inclinée vers les pages qu’il lit, rompt cette géométrie parfaite.
Tandis qu’il demeure ainsi figé dans sa lecture, une légère brise fait bouger le feuillage des arbres, et la lumière à travers peint sa silhouette de petits points mouvants de couleurs pures, qui créent une vibration particulière.
Il a l’air serein. Il porte des baskets blanches, un jean et une veste bleue sur une chemise claire. Ses cheveux sont courts. Le banc à côté du sien est vide. Plus loin, il y a une fontaine à eau, devant un muret en bois sur lequel sont assis trois jeunes hommes. Deux déjeunent tardivement, tournés l’un vers l’autre. Le troisième, vêtu uniformément de blanc, t-shirt, short, chaussettes et chaussures de sport, est tout entier absorbé par le téléphone portable qu’il tient entre ses mains.
Des pigeons et des étourneaux tracent des trajectoires invisibles entre les arbres, érables boules, arbrisseaux et platanes. Le clocher d’une église sonne les trois coups de quinze heures.
Le restaurant jouxte l’hôtel qui fait face à la gare. Le bleu outremer de la devanture se retrouve sur le mobilier intérieur et jusqu’aux tabliers du personnel de salle. Le parquet est de bois clair. Deux gros tuyaux d’aération serpentent sous le plafond blanc crème.
Des ampoules à LED, suspendues sous des abat-jours noirs et cuivre, diffusent une lumière douce et chaude. Le mur du fond, le long du bar où sont alignés verres et bouteilles de différents alcools, est tapissé de fausses briques. Derrière le bar, des carreaux de verres dépolis sont illuminés par l’arrière. Les autres murs sont également habillés de bleu, surmontés d’une large frise du même blanc que le plafond, sur laquelle sont fixées à intervalle régulier de grosses horloges rondes à aiguilles. Des fresques semi-abstraites, aux teintes rouges et orangées, occupent certains renfoncements, au-dessus de confortables banquettes gris foncé en similicuir. Les chaises : bois wengé, assises crème. Les tables : même bois, toutes carrées, le plateau fixé à un solide pied métallique noir.
Dans une dizaine de minutes, la salle ouvrira pour les clients de l’hôtel ayant choisi l’option petit déjeuner, et deux personnes finissent de disposer les plats sur les tables installées devant le bar à cet effet.
On installera la terrasse un peu avant midi, et pour l’heure, les tables et les chaises sont empilées à l’intérieur, contre la vitre, à travers laquelle on peut voir passer des grappes de touristes charriant de lourds bagages, pressant le pas en direction de la gare.
Derrière le bar, un homme se tient à quatre pattes sous la tireuse à bière, que, pour le moment, il tente vainement de réparer.
Le wagon est un théâtre d’ombres. Les corps entassés, des pantins désarticulés, sont figés dans une géométrie impossible. Bras tendus. Épaules affaissées. Visages défaits, trempés de sueur. Les peaux fatiguées, accablées de chaleur, ont des teintes d’ocre et de terre de Sienne.
Des taches rouges et jaunes, projetées par les néons du tunnel, traversent les vitres. La lumière sculpte les traits. Isole des figures. D’autres sont plongées dans la pénombre. Une femme se tient à la barre verticale. Son bras tendu, bizarrement disposé, lui confère une posture de martyr. Son visage, tourné vers le plafonnier, est auréolé d’une pâleur mystique. Un vieil homme, à ses côtés, plié en deux, ploie sous les deux énormes sacs qu’il tient à chaque main. Un jeune homme en costume sombre se tient debout, dos contre la porte. Le métro freine bientôt. Les portes s’ouvrent. Les corps se déplacent, un nouveau tableau se dessine dans le clair-obscur du wagon qui déjà redémarre.
VERSO
Souvent ils se retrouvent ici pour dîner, au restaurant de l’hôtel de la gare. Le bleu les apaise, disent-ils. Le serveur les connaît, qui les accueille avec un sourire complaisant. Comme d’habitude ? La table du fond ? Hochements de tête, sourires crispés. Ils traversent la salle, passent devant le bar et s’installent dans l’un des renfoncements.
Ils ont la soixantaine bien tapée. L’un est fin, sorte de grand dadais à lunettes monté sur béquilles (Toujours pas remis de votre chute, hein ?), l’autre, petit, râblé, la tête dolichocéphale posée directement sur les épaules. Ils s’assoient. Font signe au serveur de s’éloigner, du même geste qu’on fait pour chasser une mouche. Une bière ? Oui ? Garçon ! Deux bières ! Le serveur gêné leur fait signe que la tireuse est en panne depuis ce matin. Soupirs de l’un, grognement de l’autre. Deux verres de blanc, alors, mais franchement… Vous aimez l’art moderne, vous ? Le grand se retourne sur la fresque orangée dans son dos. Ah ! Non, pas vraiment… Je suis comme vous !
Ils vivent à deux rues de là, dans la même résidence, mais chacun son immeuble. Ils trinquent. Échangent un sourire complice. Ils savent. C’est un jeu, ces soirées, à qui sera le plus méchant. Par habitude, ils consultent la carte qu’ils connaissent par cœur. Le serveur aussi les connait par cœur, ces deux-là. Il sait ce qu’ils vont prendre, l’accompagnement et la cuisson de leurs viandes. Obligeamment, il fait mine de ne pas savoir. Allez, bon, comme d’habitude, hein ! Le jeune homme note la commande. Mais franchement… La tireuse en panne, franchement… Les entrées arrivent. Les plats. On parle peu, de tout et de rien. Le ventre avant tout. C’est au moment du dessert qu’ils se lâchent. Alors ils dissertent du monde, de leur monde. Les voisins, tout à tour exécrables, bruyants, misanthropes. Vous vous souvenez des Perez ? Ils sont partis ! Pas trop tôt, hein ! Et les Martins ? Oh, toujours là, eux ! Je serais mort qu’ils y seront encore… Et le concierge ? Il paraît qu’il n’habite plus là… Regards en coin. Il trouvait la loge trop petite. Large sourire. L’ancien y vivait bien, lui… Le râblé lève les yeux et les bras au ciel, s’appuyant contre le dossier de sa chaise en bois. Ah ça, il n’avait pas les mêmes… prétentions ! C’est lui qui avait fait la petite mezzanine. Un brave gars. Et serviable, avec ça… Le nouveau, avec ses gamins… Combien déjà ? Trois. Il en a trois. Ah ! Ceux-là… Des cancrelats ! Bon, fait le grand filiforme, et vous, la santé ? Les cafés arrivent. Bof, la santé, vous savez… On est rendu à l’âge des emmerdes, vous et moi, hein ! Le petit fait signe au garçon qu’on veut l’addition. Par carte ! Le grand proteste. Non, non, c’est moi qui invite cette fois. Bon, bon. On en était où ? Le garçon parti, la discussion s’éternise, maladie et bobos, puis on parle de la mort. Il n’y aura pas grand monde à mon enterrement, dit le grand. Oh ! Personne au mien non plus, dit l’autre. Votre fils, tout de même ? Mon fils ! Oh non, non, je ne pense pas qu’il viendra.