Recto
à ce stade de la nuit, la neige tombe et ne fond pas. Je m’éloigne de la fenêtre, je ne veux pas y croiser mon reflet. Mais j’entends malgré tout l’ombre de ma voix qui se fige dans chaque stalactite. Les gouttes ne s’y forment plus, de toute façon. Je suis obnubilé par l’absence de sons. Comme si tout s’était arrêté, y compris le compteur électrique. Pourtant je sais qu’à cent mètres à peine, des ouvriers longent les rues pour rejoindre les docks, que les rats et les meurtriers s’affairent dans les égouts pour satisfaire à je ne sais quel cliché. Mes pas non plus ne font aucun bruit. Mais au moins je sais pourquoi. Ça ne me rassure pas. Ici il n’y a pas de télévision. À Beck, rien n’est comme ailleurs. Personne n’y a jamais pensé. Pas que l’idée ne serait venue à personne, mais que le cerveau n’aurait pas la capacité de le saisir.
à ce stade de la nuit, ma montre n’indique plus que ce qu’il reste à ne pas dormir. Les vivants tracent des routes infinies tandis que moi, dans mon élan solaire, je ne puise aucun espoir dans l’anarchie de mes cheveux. Le journal posé sur mon bureau date de la semaine dernière, mais il ne me reste plus que cela. En première, on parle encore de la tempête qui empêche tout départ de l’île depuis plus de trois mois. Pour moi, ça ne change rien, je ne peux pas partir. Comme on peut malgré tout se rendre ici, les voyageurs continuent à affluer, de jour comme de nuit. D’ici quelques heures, ils devraient être encore quelques dizaines à débarquer en toute connaissance de cause, dans le froid. Ici, on a besoin de main-d’œuvre, c’est pour cela que l’on vient.
à ce stade de la nuit, la chaudière se met en marche. Elle ne chauffe pas grand-chose. Je vis dans un froid constant, interminable, mais ce n’est pas à cause de la chaudière. Un froid que je ressens comme tel, mais qui ne provoque aucune douleur. Heureusement, car rien ne pourrait me soulager. Mes déplacements sur la neige sont silencieux. Être à l’extérieur de change rien, je ne sais pas pourquoi je m’en inquiète. Je prends des précautions inutiles. Ça s’appelle le déni.
à ce stade de la nuit, deux musiciens traversent le port en courant pour attraper le dernier bateau qui part. Mais il est parti et c’était vraiment le dernier. Celui que personne n’a annoncé. D’où le fait qu’il reste quelques places à prendre, juste après un dernier concert en ville. Clandestin, mais les autorités laissent passer. Un peu d’espoir en attendant la fin de la tempête. Malgré celle-ci, la traversée n’est pas si dangereuse. On appelle cela une prudence administrative. Qui est déterminé parvient à partir. J’aimerais les suivre. Je pourrais essayer ? Au lieu de ça je me demande plutôt s’il ne vaudrait mieux pas que je retourne à la bibliothèque, à cette heure-ci elle est probablement encore ouverte. La salle des archives m’est évidemment inaccessible, mais il y a toujours au moins un ou deux rats de bibliothèque qui ont un doute à éclaircir. Ça me permet de me faufiler à leur suite, de prendre ce dont j’ai besoin et d’attendre le prochain pour sortir. Parfois j’ai de la chance, ils y traînent assez pour consulter, moi aussi, tous les documents dont j’ai besoin.
à ce stade de la nuit, la fumée s’échappe des immenses cheminées perchées en haut de l’église, près du presbytère. Le son des craquements du bois remplace celui des cloches. Il est amplifié, parfois déformé par les hautes falaises qui bordent le nord de la ville. Ici, Jésus n’a jamais existé, mais les tentatives de crucifixions sauvages égayent parfois les discussions. Il faut bien s’occuper en attendant le retour des beaux jours. On n’a encore déploré aucun mort cet hiver. Aucun traumatisme non plus, les victimes sont consentantes, mais veulent quand même être considérées ainsi. Je les croise alors, les mains dégoulinant de sang, riant intérieurement, suivis de leurs tortionnaires officiels. Je voudrais leur dire que Dieu n’existe pas, que ce n’est qu’une vue de l’esprit. Mais à cette heure de la nuit, le froid glace le sang et les esprits.
Verso
La nuit a été courte. J’hésite encore à partir, mais je me décide : un festival du film à moins de quarante-cinq minutes de chez moi, il serait terrible d’y renoncer. J’ai le temps, j’ai couru. Quelques tranches de pain et de fromage me suffiront. Je mangerai où je peux et ne dormirai peut-être pas après la séance.
J’arrive avec vingt minutes d’avance sur le site, mais ce n’est pas suffisant. La queue est longue. Il n’est pourtant pas 9h30. Curieusement cela ne m’affecte pas trop. Je prends mon mal en patience. Sans doute parce que je ne culpabilise pas. J’ai fait le nécessaire pour ne pas rater la séance.
Je ne la rate d’ailleurs pas, l’organisation des rencontres du film documentaire a fait le nécessaire et a très bien géré la situation, faisant passer en priorité ceux qui venaient spécifiquement pour la séance de Chemin de Terre. Je n’ai même pas le titre en tête, je viens pour l’atelier, comprendre comment écrit, filme, produit et diffuse un filme documentaire. Si je veux faire de la musique pour le cinéma, ces connaissances seront utiles.
On démarre avec trente minutes de retard. Une heure de table ronde, une heure de filme, une heure de table onde. Ça s’appelle “atelier”, mais ça n’a rien d’un atelier. Ce n’est pas grave, j’apprends quand même beaucoup.
Je somnole, la nuit courte, bien sûr. Je m’endors, même. Assez profondément et brièvement toutefois pour ne rien manquer et pour ne pas que ça se remarque. Il fait noir, de toute façon.
Je suis agréablement surpris par le film : l’histoire d’une ligne de chemin de faire historique en Éthiopie, menacée par la modernisation du réseau. On a l’impression d’y être, de connaître ces gens. Je ne peux pas m’empêcher de penser, à ce moment-là , que le racisme est idiot, tout en me demandant si, dans ce contexte, se dire cela n’est pas déjà du racisme. Mais il semblerait que non, je me dis ça parce que tout semble familier. La manière de filmer, peut-être. Le racisme provient de ce qui est inassimilable comme données du quotidien. Qu’on le veuille ou nous, nous sommes tous ces ouvriers de maintenance. On repeint les wagons, on ressoude des éléments de structure ici ou là. On vend les tickets, on accompagne les voyageurs.
Peut-être que ça me frappe aussi parce que plus au nord, en Bretagne, on possède aussi de vieux trains, bien plus proches de nous que les sont les lignes à grande vitesse, aussi pratiques soit-elles. Je rêve de ne plus voyager qu’en train.
Le film terminé, je me désintéresse de l’échange, mon cerveau est toujours sur les rails. Mais je reste écouter, par respect, par envie. Et parce que si l’on ne se force pas un peu parfois à abuser de nos droits, ils s’évaporent.
ben ça fait un bail que je ne vous ai pas lu, contente de ces retrouvailles, j’aime bien ces nuits froides et sombres
Content aussi de retrouver tout ce petit monde ! Les ateliers me manquaient. Ai essayé de reprendre à plusieurs reprises, mais impératif de la thèse…