RECTO
à ce stade de la nuit, je sommeille sous ma vigne vierge, l’épaisseur de mes murs m’offre de la fraîcheur. Mon crépit ocre lavé, ma lourde porte close, en haut de l’élégante volée de marches de mon perron, mes jalousies entrebaîllées, comme par pudeur, derrière les balcons ventrus de fer forgé de mon premier étage, me confèrent respectabilité et inviolabilité. Ce que j’ai perdu en splendeur, je l’ai gagné en autorité et noblesse. À tous les convives de ce soir, j’affirme : « Tout va bien, tout perdure. »
à ce stade de la nuit, alors que je me dirige vers ma maison, avec l’idée d’aller me coucher, je me dis que j’ai bien fait de demander à mon neveu de revenir de New York. Je sais que, Eugénie, ma femme, était opposée à cette idée mais, pour une fois, je suis passé outre ses craintes et ses jérémiades. Je suis vieux à présent et je dois penser à ma succession. Étienne est le seul de mes descendants capable de faire perdurer cette maison de famille, le seul qui s’intéresse à l’agriculture, le seul qui allie goût et compétence. De plus, je connais son attachement à notre terre. La soirée s’est bien passée, le repas était délicieux. Ja vais aller dire bonsoir à Ida et la complimenter sur ses grillades au feu de bois et ses croquettes au fromage. Ses croquettes ! Incomparables ! Étienne a eu les larmes aux yeux quand il a vu arriver le plat.
à ce stade de la nuit, je jouis enfin d’un peu de mieux être. Ce n’est pas rigolo d’avoir un poil aussi épais par ces temps de canicule. Ma maitresse, la vieille Eugénie, se plaint que je pue. Pourtant je vais me baigner chaque jour dans la rivière. Les labradors aiment l’eau. Lorsque je suis sous la table dehors, on me laisse tranquille, mais dans la maison on me chasse des pièces à vivre pour me cantonner dans la souillarde. Remarquez, je n’y suis pas mal, le vieux carrelage de terre cuite est frais, mais que voulez-vous je manque de compagnie. Ah, ce n’est pas drôle d’être un vieux chien ! Il y avait une nouvelle personne autour de la table ce soir, un homme jeune et sympathique qui m’a caressé en m’appelant par mon nom. Il le connaissait ? Facile, tous les chiens de cette famille s’appelent depuis toujours Rocco. Je peux vous faire une confidence ? Ce monsieur, et bien, il faisait du pied sous la table à Rosalie, la fille de mes maîtres.
à ce stade de la nuit, je fais la vaisselle. C’est mon rôle. Les travaux domestiques routiniers laissent l’esprit libre, alors je pense. Quel bonheur qu’Étienne soit revenu d’Amérique ! Il m’a serrée sur son cœur en disant « Ida, Ida » d’une voix tremblotante. Moi aussi, j’étais bouleversée en retrouvant l’empreinte de son grand corps sur ma poitrine Son odeur n’a pas changé. Il faut dire que c’est moi qui l’ai élevé ce petit, en même temps que Rosalie. Il avait cinq ans lorsque ses parents sont morts dans un accident d’avion. C’était son père, Henri, qui pilotait. Le parrain d’Étienne, qui était aussi à bord pour cette promenade aérienne, est mort aussi. Quelle tragédie ! Si petit et plus de parents, même pas un parrain ! Monsieur Charles et Madame Eugénie l’ont recueilli. Ils ont pris soin de lui comme ils l’auraient fait d’un fils. Étienne est devenu le grand frère de Rosalie. Jusqu’à ce que leurs jeux d’enfants soient devenus des jeux de grands et que le scandale arrive…
à ce stade de la nuit, je lutte contre le sommeil. Je dois pourtant monter la garde. J’entends le moteur de la voiture de nos cousins dans la cour de la ferme. Dans une minute, ils seront partis. Ne demeurent autour de la table qu’Étienne et Rosalie. Il faut les surveiller ces deux-là ! Il ne faudrait pas que, vingt ans plus tard, leur idylle renaisse. J’ai bien suggéré à ma fille d’aller se coucher. Mais, désormais, les enfants n’ont plus le respect de leurs parents. Pour toute réponse, Rosalie a pris une cigarette qu’elle a allumé à une bougie du candélabre, au rique de se brûler les cheveux. Elle sait pourtant que l’odeur tu tabac m’incommode. J’ai chaud, cette robe noire en faille de soie est trop fermée pour la saison. De plus, elle me serre au corsage et à la taille. Il fallait pourtant la mettre « pour honorer le retour de mon neveu préféré », m’a dit Charles. Comme si ce garçon, la honte de la famille, le méritait ! Mes yeux me piquent et voilà que je baille. Je ne tiendrai plus longtemps, j’agite ma clochette de table et j’appelle « Narcisse, Narcisse, soyez gentil de…
à ce stade de la nuit, je viens d’entendre Madame. J’étais occupé à nettoyer l’âtre de la cheminée, pendant que ma femme faisait ses rangements. Toute seule ; elle ne veut pas que je l’aide, elle dit que c’est son affaire. Je ne la contrarie pas, trop peur qu’elle bougonne pendant des heures. Je me dirige vers le gros platane sous lequel la table du diner a été dressée, prêt à satisfaire Madame Eugénie. Les graviers crissent sous mes chaussures, une brise légère fait murmurer les feuilles des arbres, et se faufile sous ma chemise. Les grenouilles du bassin coassent d’amour. Le jasmin de l’allée embaume. C’est frais, c’est bon. La lune, presque pleine, s’est perchée sur le toit du vieux moulin à vent, tout en haut du coteau. Elle semble contente, elle aussi : Étienne est revenu ! Quand j’ai apporté le fromage, il m’a demandé une bouteille de son bordeaux préféré. Monsieur Charles a dit qu’il n’y en avait plus. Il y en avait ! Durant toutes ces années, j’en avais caché une bouteille dans un coin de la cave. Même que Monsieur Charles m’en a offert un verre et que nous avons trinqué au retour d’Étienne. Le vin avait bien vielli. Étienne aussi Quel homme magnifique ! À ce stade de la nuit, je la trouve parfaite !
à ce stade de la nuit, je ne sais plus où j’en suis. Je pensais pourtant être guérie de mon cousin germain. Bien mariée et heureuse. Je n’ai pas vu le danger. Charles, mon père, tenait absolument à ce que je participe à ce diner de famille, le diner de la réconciliation, disait-il. Comme si j’avais besoin de me réconcilier avec Étienne ! Il n’a jamais quitté mon cœur. N’est-il pas le père de mon fils aîné ? Comme juré à mes parents, nous n’avons jamais communiqué depuis son départ pour New York. Mais voilà, Étienne est devant moi et je chancèle. Son pied cheche le mien sous la table et je le laisse faire. Je me liquéfie, au sens propre. Jusque dans ma culotte. Paul, mon mari, a profité de la voiture de nos cousins pour rentrer chez nous. Moi, je voulais rester encore. Au moment où il m’embrassait, j’ai lu dans son regard sa résignation et sa tristesse. Sûr qu’il a compris ce qui me tourmentait. Pourquoi, mais pourquoi ai-je un tel besoin de la bouche d’Étienne ? Tout mon corps est tendu vers le sien. Mon Dieu, s’il Vous plaît, venez-moi en aide !
à ce stade de la nuit, je sais. Que Rosalie est plus séduisante que jamais, que sa bouche est toujours aussi troublante, que ses maternités n’ont pas altéré sa taille, que ses mains — oh, ses mains ! Elle vient de croiser ses bras sur la table et d’y poser sa tête. Sa chevelure flamboyante et profuse s’étale sur la nappe. De son bustier rouge émergent ses épaules délicates avec une indécence qu’elle ne soupçonne pas. Aucun effort de séduction dans l’attitude de Rosalie. Jamais. Elle semble toujours dire aux gens : prenez-moi comme je suis ou passez votre chemin. Je la revois à seize ans : en équilibre sur une jambe, qui remonte sa socquette et tombe sur le tennis. Au bout de ses jambes brunes, sa jupette et son rire de cristal… Comment dire ? Il semble que le corps de Rosalie occupe plus que son espace, qu’il empiète sur celui des autres, vient les interpeler, les déranger. Oui c’est cela, les déranger. par son animalité, sa densité, sa matière, son évidence à vivre gloutonnement et à vous jeter à la figure la mesquinerie du monde et peut-être la vôtre. Oh ! Rosalie, ma sœur adorée, mon cher amour. Que va-t-il advenir de nous ?
à ce stade de la nuit, je suis arrivé dans un souffle. Un petit frémissement d’air s’est produit, comme pour signaler ma présence, mais aucun des convives n’y a pris garde. L’un dort, les deux autres sont trop occupés d’eux-mêmes pour ouvrir leurs oreilles aux bruits. Je suis un mort. Pour les vivants mon corps a perdu sa faculté de mouvement, puis sa chaleur, et enfin, dans un délai plus ou moins long, sa forme. Je pourrais, d’ores et déjà, faire une réserve sur le premier de ces trois points. Quelque chose de moi ne s’est-il pas déplacé jusqu’à la table ? Mon esprit, mon âme diraient certains, lui qui n’a jamais eu de caractéristiques physiques, n’aurait-il pas néanmoins conservé une substance, une essence ? Mais laissons ce débat aux théologiens et aux philosophes… Étienne est là puisque, sans le savoir, il m’a convoqué. Rosalie aussi, je sens la tension qui la relie à Étienne, faite de souvenirs et de regrets, de désir aussi. Alors qui suis-je ? Je suis…, je suis…, ce qui demeure de feu le frère de Charles. Étienne a bien fait de venir me voir au cimetière, ce matin, dès son arrivée ; j’ai, depuis longtemps, un message pour lui. Comment le lui faire passer ? De vagues sensations de douceur, de brume, de légèreté, de chaleur, toutes celles que l’on trouve dans l’azur lorsque l’on a quitté la terre viennent à mon secours. Étienne pourrait-il percevoir, à cet infime changement d’atmosphère, que son père, trop tôt parti, souhaite se manifester à lui ? Le voilà pensif ; s’interrogerait-il ? Je me fais insistant comme je peux. Je me ramasse, je me concentre. Je suis une boule d’énergie. Je suis là, Étienne. Je suis avec toi. Moi, l’esprit du coteau dans lequel, enfant, tu chassais les papillons. C’est moi qui ai persuadé Charles de te faire revenir de New York. Comment ? Les méthodes des morts sont des secrets qu’ils ne partagent pas. Pour faire simple, ils font naître chez les vivants des idées nouvelles, ils réorganisent leurs souvenirs, ils les font douter. En les faisant douter, ils les rendent non pas plus intelligents mais plus clairvoyants. C’est ainsi que mon frère en est venu à penser qu’il était temps que tu rentres au pays, que tu revoies Rosalie, que tu affrontes ta tante Rose. Ah ! s’il me restait au moins des mains, ces outils de chair qui servent tant dans la vie terrestre, je…, je…, je ne sais pas ce que je ferais, je renverserais la table peut-être. Je bande ma volonté ou ce qui lui ressemble. Ma force et mon ardeur ne sont ni humaines ni surhumaines, elles sont d’un autre ordre. La table bouge…
VERSO
Dans le bourg proche de chez moi il y a un cinéma : L’Apollo. Pourquoi tant de salles de cinéma portent-elles ce nom ? Notre Apollo, je l’ai toujours connu : il existait déjà lorsque j’étais adolescente. Soixante ans plus tard, sa façade et son hall sont inchangés. Son air désuet enchante. Sa salle a été rafraîchie, bien sûr. Les fauteuils ne sont plus rouges mais bleus. La structure, elle, n’a pas bougé. Un parterre d’une centaine de places, un balcon qui s’ouvre au public en cas d’affluence, et une scène. On y applaudissait autrefois les spectacles de cabaret qui précédaient la projection des publicités, l’annonce de la programmation à venir et enfin les actualités. Autant de séquences qui amplifiaient l’attente et l’impatience. Désormais la salle fait toujours fonction de théâtre, mais cette activité est dissociée de celle du cinéma. Je ne peux rien vous dire de la salle de projection, je n’y suis jamais rentrée. Honte à moi ! Mais qu’est -ce que j’attends pour le faire ?
Et nous avons un ciné-club ! Une fois par mois nous avons la chance d’assister à la projection d’un vieux film, choisi par des amateurs éclairés et éclairants, tant les débats sont parfois animés lorsque l’écran s’éteint. La dernière séance nous a permis de voir Le ciel est à vous du réalisateur Jean Grémillon, avec Charles Vanel et Madeleine Renaud dans les rôles principaux. Tourné en 1944, pendant l’occupation, ce film fut sujet à de nombreuses polémiques entre les gens de Vichy et ceux qu’on n’appelait pas encore les résistants. Le croirez-vous, vingt-cinq ans plus tard, dans notre cinéma, les deux clans se reformèrent ? Certains trouvaient que le fim défendait les valeurs de la famille traditionnelle, les autres celles du féminisme.
Voici le scenario du film, collecté sur Internet. « Le film s’ouvre sur un déménagement, celui de la famille Gauthier expropriée en raison du projet d’implantation d’un aérodrome. Le garagiste Pierre et son épouse Thérèse s’installent donc en ville avec leurs deux enfants et la belle-mère acariâtre. D’une nature optimiste et généreuse, le garagiste ne sait refuser aucun service. Aussi dépanne-t-il l’avion de Lucienne Ivry (en se présentant comme l’ancien mécanicien de Guynemer) au cours de l’inauguration de l’aérodrome. Il intervient aussi sur la voiture d’un homme d’affaires en pleine nuit, lequel offre bientôt à Thérèse de venir travailler pour lui à Limoges. Celle-ci, volontaire et ambitieuse, accepte et quitte le domicile conjugal pour quelques mois. En son absence, Pierre retrouve sa passion pour l’aviation. De retour chez elle, Thérèse est prise de colère devant les risques d’une telle activité mais, acceptant par défi de monter à bord d’un avion, elle est à son tour gagnée par le goût de l’aviation et de la compétition. Aviatrice émérite, elle cumule les coupes et désire bientôt battre le record de distance en ligne droite avec l’appareil préparé Pierre. Après son départ, elle est portée disparue et tout le monde accuse le mari de l’avoir entraînée dans cette aventure périlleuse. Finalement elle bat le record et revient portée en triomphe dans son village en liesse.»
Bon, c’est incontestablement un film qui vante l’émancipation des femmes, mais pas que. On y trouve aussi exaltés les valeurs familiales, l’amour conjugal, la récompense de l’engagement total dans un projet fou. Moi, ce qui m’a plu, ce sont les décors. J’ai beaucoup d’admiration pour ces techniciens artistes qui imaginent l’ambiance d’un film et lui donnent sa réalité et souvent sa poésie. Ces vieux films sont tournés en grande partie en studio. Je m’attendais à lire au générique le nom d’Alexandre Trauner, décorateur célèbre de l’époque. Il n’y était pas. Un spectateur érudit nous a spécifié qu’un certain Max Douy avait conçu le décor du garage de Pierre. Quelle merveille que ce garage ! J’ai beaucoup d’estime pour les mécaniciens. Être capable de détecter une panne de moteur au bruit, de l’ausculter en quelque sorte comme fait un médecin qui colle son oreille sur la poitrine d’un patient, je trouve ça époustouflant : du grand art. Ce sortilège des mécaniciens est montré dans le film ; Pierre écoute le moteur d’un avion en panne et trouve très vite d’où vient le problème.
À la sortie de la séance, j’ai fait comme beaucoup : je me suis assise à la terrasse du café qui jouxte la salle de cinéma. Non loin de ma table, une personne qui parlait fort était en train d’expliquer à ses compagnons que le titre du film était trop réducteur : à la place de Le ciel est à vous, elle aurait préféré « Le ciel est à tout le monde » J’ai pensé que c’était vrai.
J’ai levé la tête : le ciel était là pour moi !
drôlement riche dès le début de ce cycle, bravo Émilie
entre coquineries sous la table et labrador s’ébrouant dans la rivière, tout un monde qui se déploie dans cette maison peu ordinaire…
Merci de m’avoir lue, Françoise. Si j’ai bien compris, tu ne participes pas vraiment à « rectoverso ». Tu n’as fait que passer ce matin. Pour ma part, je vais essayer de me débrouiller mieux que l’année dernière en cherchant une unité des lieux et des personnages dans toutes mes contributions…
…oui quels portraits de famille avec intrigues et un chien qui parle en prime! parfaite lecture à 23h08, merci!
Merci, Eve, de m’avoir lue avec intérêt et, me dis-tu, plaisir. Heureuse de te retrouver, je vais aller lire et commenter tes contributions.
J’ai beaucoup aimé l’arrivée du père d’Etienne et la richesse de la perspective des différents personnages.
Merci, Louise, de m’avoir lue et de m’avoir dit l’intérêt que tu as trouvé à ma petite contribution. Je vais aller te lire.
Bonjour Emilie, contente de te lire , ton univers reprend forme ! Et quelle forme de narratrice … Etienne , Rosalie , et le chien maintenant , je crois bien que j ai déjà croisé ces personnages… et la sensualité est toujours là . Bon retour !
Oui, j’essaie de continuer ce que j’avais amorcé l’année dernière. Une histoire de famille dans une propriété du Sud Ouest. On verra bien si je parviens à répondre à chaque proposition autour de mon thème. Toi, pour l’instant, tu te tiens bien au tien.
J’aime beaucoup ce début d’histoire, et la chaleur veloutée de cette nuit d’été, et la vigne vierge qui enveloppe la maison. J’espère lire la suite!
Vous aurez la suite de l’histoire. C’est le deuxième cycle d’été que je fais avec François Bon. J’ai décidé que, cette fois-ci, quelle que soit la proposition, je raconterai l’histoire que j’ai en tête. Alors la maison, la ferme, le moulin sur le coteau,… vous n’avez pas fini d’en entendre parler.