#rectoverso #02 |Toute une nuit

à ce stade de la nuit je ne rembourse rien, j’avance et je prends, la nuit est sans monnaie, gourmande.

à ce stade de la nuit, j’arrête de vouloir m’endormir. La chaleur m’étreint sans m’éteindre, entre à l’intérieur, prend chaque organe et cible, à l’intérieur même encore, l’atome à l’atome.

à ce stade de la nuit je ne peux plus appeler personne. Je cherche par la fenêtre une possible proie, mais les lumières sont éteintes. Je pense que les gens ont fait exprès d’éteindre leurs lumières pour que je ne les appelle pas. Ils ont dit que je les dérangeais. Je vais les appeler quand même et rester polie. Je vais dire que je me suis trompée de numéro.

à ce stade de la nuit je veux faire l’amour car j’aime et je désire.

à ce stade de la nuit les épluchures ne se voient plus, ni les écorces ni les peaux. À ce stade de la nuit il ne reste que des souffles et des odeurs. J’attends que la rue vienne.

à ce stade de la nuit je regarde mieux. Les choses ont un ordre.

à ce stade de la nuit je n’ai presque plus peur. Il n’est ni trop tard ni trop tôt. J’ai le droit de ne rien faire.

à ce stade de la nuit, je crois qu’on peut ne plus appeler ça de la nuit. Quand je sors et que je vois le ciel devenir bleu et le froid s’éloigner, je ne peux pas dire que c’est encore la nuit. Pas à ce stade. C’est entre deux.

à ce stade de la nuit je ne veux plus parler. Moi et les autres répétons les mêmes phrases, dans un ordre différent mais ce sont les mêmes, plus rien ne germe, ma nuit est alors infertile.

J’ai pris mon temps, j’y suis allée à pied, il faisait encore beau à cette mi-novembre. Je voulais voir Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, mais les horaires ne convenaient pas. Je vais voir Les Rendez-vous d’Anna. Je traverse devant la gare de l’Est. Je suis partie deux mois, mais je revois les mêmes gens. Ce ne sont pas les mêmes visages, mais ils grincent pareil. Je suis allée au Père Lachaise sur la tombe de Chantal Akerman. J’y ai posé une pierre que j’avais ramassée sur un chemin du Sud qui avait compté pour moi. Plus tard, cette pierre gorgée d’eau s’est coupée en deux. Je me suis dit que Chantal Akerman en avait marre que je vienne la voir. Il n’y a pas la queue. Nous sommes une poignée. Ce sont les mêmes qu’hier ou presque, venus pour Golden Eighties. Les mêmes ou presque pour Je, tu, il, elle. Les mêmes demain sans doute. Les fauteuils du Reflet Médicis sont très inclinés, comme au planétarium. Si on arrive trop tard, il fait noir et on se cogne. Ce sont des femmes qui sont là. De vieilles femmes. Qui parlent silencieusement. Anna est un double de Chantal. Anna est perdue. Je sors de là et je chancelle.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #02 |Toute une nuit”

  1. c’est beau ces solitudes de la nuit qui se répondent entre les deux textes..

    la voix du premier m’a attrapée,

  2. le recto est incroyable. Une paranoïa insidieuse et fantastique… et il s’enchaîne de manière très perturbante avec le verso.

    • je n’avais pas conscience de cette paranoïa insidieuse mais en relisant, effectivement oui, il y a de ça:) merci Léa de ta lecture et de ton mot

  3. (je n’avais pas trouvé Anna perdue si je me rappelle bien) (je me souviens de la gare et de sa mère (Léa) qui ne riait pas trop) (d’ailleurs Chantal Akerman a attendu que sa mère s’en aille pour partir aussi (dans les gares, on part) – on aime les romans d’acteurs d’actrices mais pourquoi pas ceux des réalisatrices?)

    • c’est le sentiment qu’elle m’a laissé, comme si elle flottait par dessus tout, jamais vraiment là, trop en avance ou trop dans ses souvenirs; étrange suite de scènes entre la mère et la fille, toujours cette communication particulière qu’il y a dans les films d’Akerman, et oui, les romans de réalisatrices complètement:)

  4. très belle fluidité d’un fragment à l’autre
    « on avance et on prend, la nuit … gourmande »
    beaucoup aimé cette lecture et au verso (j’allais dire bien sûr !), une histoire de femmes…