Cet homme qui revient dans son village après vingt ans d’absence. C’est toi ? C’est moi ?
Il arrive de New York. New York, la ville debout de Céline : Le voyage au bout de la nuit.
Toi aussi tu l’as fait ce voyage, dit l’histoire…
J’ai pris l’avion, il le fallait bien. Une épreuve, j’ai la phobie de l’avion.
Ridicule ! Détail sans importance…
Pas si sûr ! À voir !
Nous y reviendrons., s’il le faut. C’est beau l’Amérique…
Bof ! Ça dépend pour qui, ça dépend pour quoi. Chinatown, les restaurants chinois à plusieurs étages, les grandes tables rondes des chefs de famille, les mains pleines de dollars pour payer les repas de leur descendance, les cuisines roulantes et les boites de bambous qui contiennent des dim sum.
C’est quoi, s’inquiète l’histoire. Ne commence pas à noyer le poisson…
Justement, tu m’y fais penser. Les poissons, les poissons d’aquarium, exotiques quoi. Les dim sum : des vapeurs, des petites choses légères cuites à la vapeur, c’est chinois
Le chinois de L’amant de Marguerite Duras, celui qu’on retrouve dans L’amant de la Chine du Nord.
C’est au VietNam, tout ça. Tu t’égares, alors New York, la Chine ou le Vietnam, faudrait savoir…`
Non, pas le Vietnam, l’Indochine, là où est née Duras, le Mékong… La traversée du fleuve sur un bac. Mais je ne sais pas, je suis perdu, je dois te dire, tout est mélangé dans ma tête. La Chine du Nord, Le Dit de Tianyi de François Cheng, un beau livre pour sûr, un très beau roman. L’Orient, l’Occident ; Botticelli, Egon Schiele, Hokusai, Kusama. La beauté, le sexe. La laideur d’une étrange beauté. Et puis Diên Biên Phu, les vétérans de la guerre du Vietnam, toi l’histoire dans la grande Histoire.
Fais un plan ou une carte d’idées, tu pars dans tous les sens, propose doctement l’histoire…
Il y a aussi le Japon. Les seins de Hatsue sur la plage que raconte Mishima dans Le tumulte des flots. Il y a l’innocence, les seins de l’innocence. Ceux de ma cousine, ce jour-là, couchée dans l’herbe, derrière le vieux moulin, ils étaient comme ça. Blancs, purs, ils n’avaient jamais connu la bouche d’un homme, j’étais son premier.
C’est toi mon protagoniste ? « Au fait, au fait ! » disait mon grand-père, quand sa femme s’égarait en lui racontant son marché.
Je suis sûr d’une chose, c’est que mon protagoniste, ou le tien, si tu préfères, c’est un homme qui a une famille, dans le Sud-Ouest de la France. Un paradis perdu genre La Gloire de mon père, Le château de ma mère, Le grand Meaulnes. Son paradis perdu, c’est la terre de ses ancêtres, une propriété de famille, un domaine viticole avec ses chais, sa ferme, son étable… Ah les vaches ! La première sortie des vaches après l’hiver, il fallait les voir s’ébrouer dans la cour. C’est souple une vache, ça fait des sauts à ne pas croire. J’étais petit, mais je voulais participer, moi aussi j’avais une badine pour mettre les vaches en route vers le pré. Il y avait Gino, le fermier et Rocco notre chien et ma tante Rose qui hurlait que c’était dangereux. Et moi, je riais autant que les vaches.
C’est charmant, mais n’intéressera personne, trop de détails tue le détail…
Oh l’histoire, tu m’agaces, c’est toi ou moi ! Qui décide ? J’essaye d’avancer, un mot et puis un autre patiemment, et toi tu me bouscules. Trop de lieux, mais non je te rassure, seulement deux : New York et la propriété de famille. Tout ce que je t’ai dit, c’est ce qu’il te faut savoir pour me créer moi, le personnage. Si ça ne te plaît pas, nous changerons, tu m’indiqueras une autre route. Je suis prêt à me transformer, jusqu’à un certain point.
Alors, dis-moi, pourquoi es-tu parti en Amérique ? Et pourquoi reviens-tu au pays ? Et d’abord, comment t’appelles-tu, tu le sais…
Je compte sur toi pour m’aider à expliquer tout ça. Ce dont je suis sûr, c’est que je m’appelle Étienne, que banni de ma famille pour avoir engrossé ma cousine germaine, je reviens au pays vingt ans plus tard. Trop de nostalgie : les virées dans le coteau, les brouillards d’automne, les vendanges, le vent d’autan, celui qui rend fou, les orages, le braconnage dans la rivière avec les copains du village, les versions latines avec le curé, très ennuyeuses mais tellement utiles. Et les rigolades à la messe du dimanche. Encore, tu en veux encore. Et le joli cimetière où dorment mes parents, les balades sur la rivière, en barque avec ma cousine, et les baignades dans le déversoir, et les études : l’école communale au village, le secondaire pensionnaire à Agen, le lycée agricole, ma passion de la terre, des jardins, des bonsaïs, et la cuisine des oies. Il faudra que je te raconte la cuisine des oies ; un rituel, c’est important les rituels dans une famille, primordial. Et le twist dans les chais et les slows avec ma cousine If you love me de Brenda Lee, Biche oh ma biche de Franck Alamo !
Quel fatras ! s’exclame l’histoire, cherche l’essentiel, resserre-moi tout ça…
C’est le problème. Trouver ton cœur. On parle bien du cœur de l’histoire. J’ai une idée, encore très vague. Je tourne autour, elle m’obsède. Tu m’obsèdes. Tout me ramène à toi, mon histoire : les paysages, le vent sur ma peau, mes lectures, les films que je vois, les conversations avec mes amis, mes rêveries, jusqu’au goût des abricots de l’été. Non je ne veux pas te révéler mon idée maintenant, ça te nuirait, ça nuirait à l’histoire, à notre histoire.
C’est toi mon protagoniste ? « Au fait, au fait ! » disait mon grand-père, quand sa femme s’égarait en lui racontant son marché.
j’aime beaucoup ce contact sans rondelle entre Dame Histoire qui voudrait piloter le fututr et ces voix qui surgissent du passé.
Merci Anne de m’avoir lue et d’avoir commenté mon texte.
Bravo Emilie pour ce texte fabuleux ! Je trouve cette proposition difficile et je tourne autour sans savoir comment la commencer alors merci pour cette lecture qui m’ouvre quelques pistes. Je vais le relire pour tout bien saisir.
Merci Clarence, de ton enthousiasme. J’ai fait de mon mieux en fonction de ce que je comprenais…
Hé bien contrairement à l’histoire, j’aime beaucoup le passage sur les vaches, « Ah les vaches ! La première sortie des vaches après l’hiver, il fallait les voir s’ébrouer dans la cour. C’est souple une vache, ça fait des sauts à ne pas croire. », parce que ça , je ne connaissais pas, le bonheur des vaches! Et vive le détail!
Merci Émilie, et merci pour ton passage par mes histoires musicales!
Oui, vive le détail ! C’est souvent lui qui fait tout. La preuve tu as retenu ce petit passage sur la première sortie des vaches au printemps. Merci de m’avoir lue et commentée.