#rectoverso #05 | Enfants voici les bœufs qui passent *

RECTO

Je suis un enfant. J’ai dix ans, peut-être, puisque je fréquente encore l’école du village. C’est l’été. Le jour filtre sous le volet de ma chambre. Le bruit des bidons qui s’entrechoquent sous l’auvent de la ferme me sort de mes rêves, je saute dans mon short. La traite est finie ! Vite, vite ! La porte de la grange-étable est grande ouverte. Il en sort une bonne odeur de bêtes, de foin, de lait, de fumier aussi. C’est une odeur chaude, familière. Je quitte mes chaussons, j’enfile mes bottes. J’ai toujours une paire de bottes propre pour entrer dans la demeure des vaches. Gino me les a préparées. Elles sont là, à la porte, avec, sur l’étagère, une timbale de lait crémeux, mousseux, à température, tout juste sorti d’un pis. Un breuvage pareil, ça vous met d’emblée en accord avec vous-même et avec la vie. Il fait frais dans l’étable. Nos douze vaches attendent de sortir. Flora, Star et Marquise sont en train d’arracher un dernier encas au râtelier, Bella et Cigale ruminent encore et toujours. Clarisse et Gambette mugissent d’impatience au grincement du ventail, en agitant leur queue pour chasser les mouches. Je surgis dans l’étable, en un clin d’œil, je vois tout. Gino cure la rigole qui court le long des litières. Il ne veut pas qu’en sortant les bêtes emportent à leurs sabots la paille souillée de la nuit. Sa brouette en bois est presque pleine, il ne tardera pas à aller la vider sur le tas de fumier dans la courette qui jouxte l’étable. Les grandes hirondelles dansent entre les vieilles poutres.  Les vaches me connaissent. Si, si c’est vrai, je vous assure ! Je rentre. À quoi savent-elles que je suis arrivé ? Elles tournent toutes ensemble leur grosse tête vers moi. Leurs bons gros yeux me regardent. Seule Blanche me snobe en mâchonnant interminablement son foin d’un air suffisant. En voilà une que je n’arrive toujours pas à apprivoiser. C’est agaçant. Quand je la conduis au pré, elle ne m’obéit jamais. Je suis obligé de demander l’aide du chien. Elle n’est pas chez nous depuis très longtemps, peut-être qu’elle se méfie des hommes, peut-être qu’elle a été maltraitée par son précédent propriétaire. Ça me fait peine de la sentir si méfiante. Combien de temps lui faudra-t-il pour comprendre qu’ici on aime les bêtes, leur large corps chaud, leur beau pelage blanc taché de noir. Car nos vaches sont des « brettes », des bretonnes, de bonnes laitières. Je ne sais pas pourquoi on dit des « brettes », mais comme c’est ainsi que Gino les appelle, je dis pareil. Gino c’est notre fermier. Un taiseux. Il ne dit que l’essentiel, mais il le dit bien, juste quand c’est nécessaire. Par contre, il regarde et il écoute. C’est à l’oreille qu’il sait si le troupeau va bien. Il doit penser beaucoup. À quoi, je n’en sais rien. Quand on ne parle pas, c’est qu’on pense. Non ? Pour l’instant, notre chien qui vient de finir sa soupe au pain et au lait, fait des allers-retours au cul des vaches. Il s’affaire à sa besogne de contrôleur. Est-ce que tout est en ordre, à sa place ? La faux, le balai, les seaux, la machine à traire, la brouette à paille sont contre le mur du fond. Il surveille tout, jusqu’au papier journal qui sert à laver les trayons des vaches. Ce chien, il s’appelle Rocco, est un genre de berger qui a sa niche dans la grange. Le poil jaune, la dent dure, le cœur en or, toujours au bon moment au bon endroit, il est l’œil du troupeau. Gino a toujours la pelle en main. Je file voir les veaux dans le coin de l’étable qui leur est réservé. Je respire leur bonne odeur de lait. Ils ne sentent pas comme les vaches. Je caresse leur museau humide, ils cherchent ma main pour la téter. Sans m’approcher de la stalle du taureau, leur père, je risque un œil vers lui.  Rageur, il racle de son sabot les galets cimentés du sol et souffle dans ses naseaux. Il a toujours l’air de mauvaise humeur, celui-là. Je ne l’approche pas ; c’est défendu et j’en ai peur. Tout d’un coup Gino me crie : « la pompe ! ». Je me précipite dans la cour et j’actionne son bras comme un forçat. L’eau gicle dans l’abreuvoir dans un bruit de cascade. Toute cette eau fraîche ! Je mets ma figure sous le jet et je bois goulûment. « Etienne, ton bâton ! » Je l’attrape au clou du mur avec son chiffon rouge. Ça y est les vaches sont lâchées. Elles se bousculent pour aller boire. L’opération prend un certain temps. Je m’amuse à regarder leurs manœuvres de politesse et le niveau de l’eau qui baisse, qui baisse… Quand elles n’ont plus soif, elles se dirigent lentement vers le portail de bois. Là on ne rigole plus ! C’est sérieux. Gino, son drapeau rouge à la main, sort arrêter les voitures sur la route, j’ouvre le portail. Rocco jappe pour pousser les vaches, il les presse de traverser, prêt à mordre le jarret des récalcitrantes. Moi, moi, je ferme la marche, je suis chargé de vérifier que toutes les vaches ont suivi le mouvement. Quand j’en suis tout à fait certain, je traverse à mon tour et je lève mon chiffon rouge pour indiquer à Gino que l’opération s’est bien passée.

VERSO

Trente-cinq ans plus tard, je rentre au pays. Le sol de la cour n’a pas changé, toujours aussi inégal, peut-être davantage. Les volets du logis du fermier sont clos. Les portes de la grange et de l’étable aussi. Je passe par la petite porte qui n’était jamais fermée. Elle ne l’est pas plus aujourd’hui. De l’intérieur, j’ouvre le loquet des ventaux de l’étable pour donner du jour. Tout est vide et silencieux. Plus de vaches, plus d’hirondelles. Au-dessus des râteliers, sur les ardoises dont la craie ne s’est pas effacée, je lis : Cigale, Brunette, Star, Casta, Marquise, Bella… et je hume, la gorge serrée, l’odeur ténue et tenace de l’étable : le parfum de mon enfance.

* Je n’ai jamais compris ce que ces deux vers de Victor Hugo faisaient dans sa Légende de la nonne. Ils sonnent bien, cela me suffit.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

20 commentaires à propos de “#rectoverso #05 | Enfants voici les bœufs qui passent *”

  1. ..une odeur chaude, familière. oui on en a plein les naseaux comme ceux du taureau, on sent bien tout ce qu’il se passe, se vit, s’agite, renait. on y est 35 ans plus tôt. belle fresque, merci!

  2. Oh, merci Eve ! J’ai aimé faire revivre cette étable. Mon défi dans ce rectoverso de François : répondre à toutes les propositions par un texte qui puisse s’insérer dans l’histoire que j’ai en tête. Jusqu’à présent j’y suis parvenue. Merci de ta lecture et belle journée.

  3. Merci Emilie de notre faire partager ce monde , on poursuit le fil de ton histoire et peu à peu on y rentre par tous les sens « l ‘humain, l’ animal et le végétal ». Et bravo pour la note vocale!

  4. Oh merci Carole. J’étais bien contente d’avoir su ajouter ce petit fichier audio. J’espère parvenir aussi à mettre des photos.

  5. J’aime beaucoup Emilie ce portrait d’enfance, de campagne, de vaches. Je les ai vu ces vaches, je les aime, j’aime l’enfant, les détails, les prénoms, belles images, magnifique texte et cette fin avec les noms qui s’effacent, superbe. Bonne journée.

  6. Merci Clarence, ton commentaire m’a mis les larmes aux yeux. Je la connais cette étable, elle existe toujours, elle fait partie des communs de la propriété dans laquelle je vis. J’ai lu la proposition, je suis allée dans la vieille étable désertée, j’ai fermé les yeux. Il m’a suffi de revivre par la pensée l’époque où elle était en activité pour écrire mon texte.

  7. « Je passe par la petite porte qui n’était jamais fermée. Elle ne l’est pas plus aujourd’hui. » Je la connais cette porte jamais fermée toujours ouverte. A la différence qu’ici les hirondelles reviennent.
    La Blanche, la marginale du troupeau, c’est ma préférée, toujours en décalé. Ne se laissera pas apprivoisée ni hier ni aujourd’hui. Ainsi il y a des constantes. Merci Emilie et merci pour ta lecture chez moi 😉

    • Pas sûre d’être amoureuse du monde rural, Emilie. Je m’en accommode et subis le monde agricole. C’est comme ça ^^

  8. Je n’avais pas lu votre texte quand j’ai écrit le mien, et je vois que se croisent nos regards, celui de l’enfant de la campagne et celui de l’enfant de la ville.

    • Ce n’était pas vraiment mon idée d’opposer enfant de la ville et enfant de la campagne. Cet enfant vit tout près de l’étable. Ne fréquente-t-il pas l’école du village? Le lecteur est libre de son interprétation, n’est-ce pas ?

      • Pardonnez-moi, ce que j’ai écrit n’était pas clair.
        Je voulais dire que « votre » enfant vit à la campagne, à proximité des bêtes, alors que le « mien » (dans le texte que j’ai écrit) vit en ville et ne vient au village que très épisodiquement.

  9. Merci Emilie ! Tellement vivant. On y est ! Nous sommes nombreux à constater l’absence dans le verso (tellement de mouvements dans le recto par opposition à ces plans fixes du verso, la contraste est émouvant) mais l’écriture est là pour rendre le vivant.

  10. Tu as raison. Nous sommes nombreux à avoir écrit cette opposition. Lieu vivant dans le verso; lieu abandonné ou anonyme dans le recto. C’était l’objet de la proposition. Très scolaire (trop), je me borne à y répondre, comme je la comprends.

  11. Merci Émilie pour ce beau partage d’un épisode d’enfance à la campagne au milieu d’animaux aussi charmants. J’ai aimé le nom attribué à chacun. Je vous remercie également pour votre lecture et vos encouragements.

  12. Quelle richesse d’images, d’odeurs, de gestes, de vie ; on se remplit; c’est au présent on est avec les bêtes avec les uns avec les autres, on vit : au verso, persistance olfactive , on est saisi par le vide … merci Emilie

  13. Votre écriture est si accueillante, elle nous prend par la main et nous entraîne dans des ailleurs, nos sens en éveil, pour un beau temps de lecture. Merci !

  14. Bonjour Serge, Votre commentaire sur mon écriture me touche beaucoup. Je travaille beaucoup ma voix, alors si on a plaisir à l’entendre…