#rectoverso #06 | Le chien à la grille

Quand on est un chien à la grille, on est soit le barreau – invisible, soit la menace – les crocs. Quand on est un chien à la grille, on respecte les temps précis, quotidiens et obligatoires, que ni la neige ni le soleil, ni l’absence du maître ni la présence d’invités ne perturbent. Au petit matin, je fais le tour du mur, de la grille après le mur, des parpaings entassés. Je fais le côté rue, le côté maison. Je longe l’un et l’autre avec attention, renifle et rectifie, rectifie et renifle. Je chasse l’odeur qui n’est pas la mienne. Je lave. Je répare. C’est invisible aux yeux du maître. Quand tout est rectifié, je peux dormir. Un peu. Puis, le lotissement se réveille. Il y a les sorties. Kiki tire trop sur sa laisse, son cou se tord. Maurice, à cause de sa vieillesse, de son arthrose et de ses reins malades, tarde de plus en plus. Les jumeaux caniches viennent me voir. Ils reniflent et rectifient. Ils lavent. Loulou Boxer fait pareil. Renifle. Rectifie. Ils rentrent tous dans leur maison. Certains repartent avec les maîtres, les autres ont le droit de rester à l’intérieur, dans les coussins des canapés. Pendant le reste de la journée, il n’y a que deux chiens à la grille. Moi, et derrière, je ne l’ai jamais vue, une autre qui pleure dès qu’un oiseau la réveille, qu’une voiture fait demi-tour, que l’ombre s’en va. Je suis un chien à la grille, je n’ai pas le droit de rentrer. Je sais, au millimètre, les recoins de soleil et d’ombre, les coins d’abri pour me protéger de la pluie. Il n’y a plus de coin contre le froid, l’été le maître enlève la niche qu’il retape. Mon coin rectifié disparaît tous les ans. Parfois, ce n’est pas tous les jours, j’ai mon tour après 17 heures. Je fais durer aussi longtemps que je peux. Je renifle, et rectifie enfin à mon tour, après Kiki, après Maurice, après Loulou Boxer, après les jumeaux. Le soir avant la nuit, les autres reviennent rectifier. Je les vois faire sans aboyer, le maître a coupé mes cordes. Je me contente de regarder, ma gorge ne fait que gémir. Je mange tard. La nuit je suis au garage. Parfois je fais des ronds. Il y a un coussin. Je dors à côté.

Pendant longtemps, il y a eu un autre chien à la grille avec moi. Nous n’étions pas de la même portée, mais étions du même chenil. C’était bien à deux. Nous étions deux barreaux solides. Et puis, il n’y a plus eu que moi. Le maître a coupé mes cordes parce que je n’y arrivais pas, au silence. À elle aussi, derrière, on va lui couper les cordes si elle n’arrête pas. Personne n’a encore songé je crois, à nous mettre derrière la même grille.