#rectoverso #06 | le rempart aux giroflées

VERSO

Roland me dit plusieurs fois tu es sûre sans attendre ma réponse. Je suis sûre. Je vais monter. Je cherchais loin, il m’a trouvé mieux loin et haut, du pur Roland. La plus haute route d’Europe disent les panneaux qui font bégayer les haltes de ceux qui « font » le col de la Bonnette. Le paysage et le panneau, avec ça si t’as pas compris que c’est trébo, dit Roland, t’es vraiment bon à bouffer du foin. Avant de me « lâcher », il me fait venir tous les matins à l’échoppe. L’échoppe, qui chope le moment. Avec les anglais, y en a de plus en plus, e-shop. Je ne sais pas ce que l’humour de Roland veut mettre à distance. Il m’a propulsée sans seuil dans sa tour de contrôle : luminosité, cadrage, couleurs de fond, positionnement des corps et des regards, il détaille tout, posément. Recommence. Vas-y, refais ta mise au point. Se méfier des reflets sur les casques ou les guidons. Le plus subtil, c’est l’objectif. Mais t’en fais pas, ça viendra. Faut se décider vite. Aux souffles de plus en plus sonores, aux papotes joyeuses, tu as repéré une arrivée imminente, et là, il faut choisir : poste, objectif, éclairage, sourire. Et attendre. C’est pour ça que je monte, me tenir prête, immobile au ras du ciel. Roland n’a pas voulu venir avec moi la première fois. C’est important que tu trouves tes affuts.

J’ai toujours pris les cyclistes pour des bas du front emmaillotés de fluo confiturés de dope qui trainent en grappe dans la vallée et zigzaguent comme des mouches sur la route du col. Une franche amitié interhumaine comme il m’arrive d’en développer. La franchise m’impose une exception. Le frère de ma voisine dont le mari m’a réparé la fenêtre cet hiver. Elle me propose toujours un plat qu’elle avait fait pour les petits qui finalement sont pas montés, vous êtes pas épaisse, on va voir le jour à travers si vous continuez. Un type qui a l’air, ce frère cycliste,…je ne sais pas continuer. Comme on perd l’odorat dans un accident, j’ai perdu l’intérieur de l’autre, ne capte plus que des gestes et des paroles. Et maintenant des images. De 6h à 15h printemps, été, automne, je prends des images, les poste sur le serveur de l’échoppe dès que je suis redescendue au tournant de la cascade qui réanime le réseau. Roland s’occupe de tout le reste. Me signale une image qui a fait fort pour l’anniversaire d’un gars d’Embrun, un très grand format.

Je suis mieux équipée qu’Amstrong. La boutique à côté de l’échoppe. Un arrangement entre son propriétaire et Roland en guise de salaire de début. L’essentiel, tu vois ce que c’est ? Je fais mine de donner un coup de pied à Roland. Le vendeur me tend des chaussures qui pourraient équiper le PGHM lors des recherches post-avalanche. Le reste suit : double couche de gants, cagoule fine sous capuche windstop, sous-vêtements thermochoses et autres chaussettes sans élastiques compresseurs, le tout avalé par une parka de trappeur. Je sors de la boutique épuisée, une gamine avec trop de cadeaux. Je…Roland a besoin d’un coup de main pour des tirages urgents, grouille !

Quand les arrivées s’enchainent, se superposent, c’est le tri aux urgences, l’équipe en moins. A peine le temps de faire signe, d’indiquer l’url du site sur le flanc de la voiture, de se demander qui ça pourrait intéresser de s’immortaliser à 2800 mètres d’altitude, je cours d’un vélo à l’autre, évitant in extremis les motos malgré leur potin d’enfer. Des klaxons, des heaumes qui s’agitent, des bras boudinés de cuir qui se lèvent. Le mien aussi. Au printemps et en fin d’automne, entre deux prises, j’ai du temps. Les arrivants n’en perdent pas, hors saison. Les taiseux entre trois cols mettent à peine le pied par terre, sortent le bidon, vident le précédent derrière le panneau et repartent. Tout au plus un salut entre habitués, le zinc en moins. Les « première Bonnette » modulent les waouh, se couchent à même la route, et selfient à fond. J’ai des barres de céréales dans la boite à gants et une couverture de survie dans le coffre depuis le malaise d’un gamin dont le père avait mal calculé la ténacité complice du vent et du froid. Je monte après le départ des Michelin, gueuleton de fin de chantier encaissé par Halte 2000. Ils ont essayé des pneus durant 2 mois, financé en bonne part la réfection de la route, la barrière qui la leur réserve peut se lever.

Tu peux monter avec la Bible et le Coran, t’auras des creux. Les livres restent en bas. Là-haut, je lis les pierres et les herbes, photographie des mousses rescapées du Tour 2024. Et une femme seule t’as pas peur ? La voisine opère un déstockage de crèmes caramel sur l’appui de la fenêtre. En cas de pépin, tu sais, t’as que les oiseaux là-haut.

RECTO

Je ne peux pas lui dire que je suis venue chercher des contacts cadrés, rapides et sans suite qui me laissent éprouver de vraies peurs, de l’ennui, des inconforts qui dévoient l’arrivée des fantômes. Eux ne se contentent pas de mettre le pied à terre. Ils s’installent de l’autre côté de la crète sans prévenir, sans apparition ni durée. Des ombres sans échelle qui coulissent sur l’arête et zèbrent le ciel de leurs bras souples. Un pacte clair, eux là-bas, moi derrière le trépied dont je ne me sers jamais pour les prises de vue. Il fixe entre nous un isolant d’une densité inviolable. Ni les visages, ni les voix, rien ne filtre. Je sais l’accord temporaire et ma lutte infantile malgré la certitude confirmée par une lecture oubliée qu’il faudra un jour réengendrer ce qui a été subi. Sans parler à leur place, ni basculer parmi eux.

Je commence lentement à ménager l’affut, en récitant par bribes de guingois, la petite morte derrière les rosiers, la jeune maman trépassée et les vieux qu’on a enterré tout droit dans le rempart aux giroflées.

A propos de Anne D

Arrivée en écriture par le paysage et l’architecture, Anne D ouvre les ateliers de Lignes vives aux marcheurs, aux soignants, aux cabossés de tout marteau, avec lesquels elle partage ses nages en littérature pour soutenir des regards singuliers et aviver une écriture sur place et à emporter, celle des autres et la sienne.

7 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | le rempart aux giroflées”

  1. j’aime beaucoup la tournure que prend la fin du recto avec Bible et Coran et le verso – admirable. merci Anne

  2. Intéressant ce personnage et ce point de vue sur un monde totalement inconnu pour moi, vive l’écriture! Et le recto ouvre quelque chose dont on attend le développement, déjà en empathie avec les personnages disparus…Merci Anne