#rectoverso #06 | Il n’y a pas que du fenouil

Recto

Quand on est rempoteur de Capucines, on oublie le monde tel qu’il est, on s’enfonce, on se laisse emporter par notre univers intérieur. On ne voit pas les dos penchés, les fronts en sueur. On n’entend pas le bruit des tracteurs et encore moins celui et tomates et des fenouils jetés dans le hangar.

Du moins c’est l’impression que j’en ai vu d’où je parle.

Je quitte mon appartement à 5 h, tous les matins, sauf le dimanche et le samedi. Six kilomètres de marche pour rejoindre la pépinière. Lorsque j’y suis, je sais que vais m’y ennuyer. Mais ça reste moins pire que de ramasser. En fin de journée, je suis quand même fatigué. Soulagé de n’avoir croisé que le patron.

Quand il pleut, c’est plus délicat. J’ai mon grand poncho et ma casquette, mais souvent ça ne suffit pas. Vient alors le moment où je dois étendre les voiles et fermer les yeux comme si j’étais dans une montgolfière, à survoler le monde. Je me reprends, on me prend et tout va mieux. Jusqu’au lendemain.

Le matin c’est plus facile de marcher sous la pluie ou dans le froid. J’ai du pain dans le ventre. Pas de beurre ni de confiture, mais un bon litre de café. Ça aide. Parfois, quand j’ai le courage, je prends une tente sur le dos et je dors sur place. L’imprévisibilité du temps fait que ça peut être un mauvais calcul. Pour ce qu’il y a de calcul. On ne calcule rien, à part de vagues statistiques. Je savais faire ça très bien quand j’étais lycéen. Mais un peu comme Grothendieck, j’ai fini par perdre la foi.

Est-ce que je suis mieux à replanter des capucines ? Sans doute. En tout cas, je n’en suis pas encore mort. Ça pourrait venir, je me blesse avec pas grand-chose, alors pourquoi pas avec un pot en plastique ? Grâce à l’argent que je ne dépense pas en véhicule, j’ai investi (c’est le mot) dans un aspirateur capable d’effacer les traces les plus indétectables de mes maladresses. Pas du pro, ça fait trop de bruit et je ne supporte pas quand ça fait trop de bruit, une machine de guérilla.

J’ai quand même un second aspirateur, au cas où. Pas pour le verre ou les choses coupantes, pour les nuages. Les empêcher de se déposer sur mon oreiller, dans mon assiette, sur l’autre aspirateur, de devenir pluie et de ramollir ce qu’il reste de mon cerveau en fin de journée.

Les allergies, c’est comme ça. Il paraît que ça se soigne ou s’éduque — je ne sais plus — mais je n’ai pas voulu. J’aime ce que fait mon corps lorsqu’il réagit. Mais j’ai aussi pouvoir contrôler la manière dont les agresseurs se jettent sur moi.

Verso

La mort fait moins peur dès lors qu’on l’a vécue soi-même au moins une fois. À Beck, on croise parfois de ces individus, morts de manière plus ou moins obscure même s’ils restent, la plupart du temps, insaisissables.

Le premier que j’ai croisé s’appelait Humphrey. Pas à Beck, mais sur la route, vers 6 heures du matin. J’avais ma tente sur le dos, il faisait encore nuit. Sur le coup j’ai eu peur, évidemment, mais quand j’ai compris qu’il détournait le regard pour ne pas avoir à m’adresser la parole, une mécanique s’est mise en place dans ma tête. Il m’aura fallu du temps pour m’en rendre compte, cela dit, mais ça a fait son chemin. Et quand ma sœur est morte, six mois plus tard, je n’ai pas vu un cadavre jaune pâle dans la chambre funéraire. J’y voyais un départ en bateau, comme un voyage vers Beck. Alors j’ai suivi.

Sur le bateau, je suis retombé sur mon mort, à moitié affalé entre les cordes. « Vous n’avez pas vu ma sœur ? Elle est pâle comme vous. » C’est comme ça que j’ai su qu’il’ s’appelait Humphrey.

A propos de Stewen Corvez

Musicien, compositeur, chercheur. Écouter - https://www.stewencorvez.com/ Regarder - https://www.stewencorvez.art Voir - https://www.youtube.com/c/StewenCorvez

3 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Il n’y a pas que du fenouil”

  1. Me plaisent le titre et ce rempoteur de Capucines qui part en bateau à la recherche de sa sœur. Et le second aspirateur pour les nuages. C’est beau.

  2. Ben donc, il n’y a pas que du fenouil. Une montgolfière qui survole, un nuage aimant les oreillers, une soeur toute pâle qui voyage… .
    Merci pour ces moments à Beck