#rectoverso #06 | Le clandestin

Pin syjveste, prélevé en Auvergne, au début des années 80

RECTO

Quand on est clandestin, a-t-on envie de dire qui on est, de révéler où on vit, comment on vit, de quoi on vit ? A-t-on encore un nom, une existence même ?  Son nom, on l’a laissé au pays avec son âme, pire avec son corps ? Retrouve-t-on son corps, habite-t-on son corps, quand on ne sait comment se mouvoir dans un pays où tout vous semble étranger et hostile ? Non ! Votre carcasse vous échappe, en rassembler les pièces éparses, c’est du travail.

Je voudrais bien me définir, mais comment ? Par ma fonction ? En ai-je seulement une bien précise, quand j’exerce un métier qui n’existe pas. Pourtant j’occupe une place dans la société. Oh ! très discrète et qui nourrit mal son homme, mais qui, pour l’instant, me convient. Pour un clandestin, il y tant de places plus inconfortables que la mienne. Mais commençons par le commencement. Disons que je suis un homme, de type caucasien, plutôt brun, avec des yeux verts qui me viennent de ma grand-mère maternelle. Je suis plutôt grand et sec. J’ai vingt-cinq ans. Ah ! j’oubliais, je suis français. Ça a son importance. Arrivé à New York il y a dix-huit mois, avec un visa touristique aujourd’hui expiré.

Ah, oui, la suite du commencement… Quand je suis enfin descendu de l’avion — mon voyage avait été éprouvant, terrorisé que j’étais par ce moyen de transport —, à l’aéroport John Fitzgerald Kennedy, un des quatre aéroports de New York, j’ai pris un taxi. Je ne savais pas où aller, ne connaissant personne dans la ville. Dans mon anglais de lycée, j’ai demandé au chauffeur de me conduire dans un hôtel not expensive. J’ai eu da la chance, le chauffeur était chinois. Il a compris mon baragouin, moi son charabia. Il m’a dit que sa sœur louait des chambres à Chinatown. J’ai pensé : en Amérique, entre étrangers, on doit se comprendre, s’entraider, l’Asie te fascine depuis toujours, va pour Chinatown. C’est comme ça que j’ai atterri chez madame Lian Chen. Mon modeste logis, une pièce sur arrière-cour, est dans une rue animée, assez cosmopolite, enfin surtout chinoise. C’est plutôt un avantage quand on veut passer inaperçu. Ma propriétaire est aimable ; elle me permet d’utiliser sa salle d’eau, elle me fait du thé délicieux et même parfois des soupes de nouilles.

Au début, j’ai beaucoup marché. J’étais un touriste, je pouvais circuler sans crainte. J’ai fait des trucs de touriste : Central Park, l’Empire State Building, le pont de Brooklyn, le MoMA,… J’ai beaucoup traîné au Musée d’Histoire Naturelle évidemment. Pourquoi évidemment ? Parce que je suis un passionné du monde vivant, des animaux, des océans, des plantes, surtout des plantes. Depuis que je suis entré en clandestinité, je ne dépasse guère les limites de Chinatown. Je pousse parfois jusqu’à Colombus Park. Je regarde les joueurs de go. Je ne comprends pas grand-chose au déroulement des parties ; peu importe, c’est beau. Je discute comme je peux avec les jardiniers. J’ai des connaissances en botanique, du fait de ma formation de technicien agricole, ça aide. J’adorerais travailler dans ce parc, mais je n’ai pas le sésame, la fameuse carte verte. Je finirai peut-être par l’obtenir si monsieur Li fait le nécessaire. « Ton travail est particulier, nouveau, peu d’Américains l’exercent ; c’est ta chance, dixit monsieur Li ».

C’est dans sa boutique que j’ai vu pour la première fois mon pin sylvestre. Mes yeux se sont brouillés de surprise, d’émotion, de ravissement. Un pin sylvestre, j’y crois pas ! Il y en a un immense dans le jardin du chez nous qui n’est plus chez moi. Celui-là était miniature, même si, à cet instant, il occupait l’entièreté de mon regard : un bonsaï ! Pas si étonnant que cela dans ce quartier asiatique. Il était là, plutôt mal en point, dans un pot de terre, trop petit pour lui. Seul, abandonné, délaissé dans un coin, sans valeur aucune, un rebut, comme moi. Je n’eus plus qu’une idée : l’acquérir, le soigner, changer son pot, m’occuper de ses racines, lui donner un peu d’engrais. Je voulais qu’il vive, qu’il retrouve sa vigueur. Je m’imaginais déjà en train de tailler ses branches en nuages quand je l’aurais requinqué. Je m’expliquai comme je pus avec le marchand. Je dis que je cultivais des bonsaïs, chez moi, en France, que je les prélevais dans la nature, que j’avais appris mon art dans des livres japonais. Non, en France ce n’était pas à la mode. Pas encore, mais cela viendrait. Que je pouvais l’aider, que j’avais des connaissances, que je travaillerais pour lui s’il m’autorisait à sauver ce pin sylvestre. Tomorrow, eight o’clock, a dit monsieur Li, en me mettant le bonsaï dans les bras. En prenant soin de lui, j’ai pris soin de moi-même, nous nous sommes soignés mutuellement. Le croirez-vous ? Ce vaillant petit compagnon m’a aidé à lutter contre l’abattement, le délaissement. Désormais, le pin sylvestre est sur mon rebord de fenêtre, il se porte bien. Et moi je développe un commerce de bonsaïs chez monsieur Li. Ça marche plutôt pas mal.

Je ne suis pas fleuriste, pas paysagiste, pas horticulteur non plus. Je suis un invisible, un inconnu qui a perdu son nom. Je m’occupe à élever des bonsaïs chez un Chinois qui vend des poissons d’aquarium dans le Chinatown de New York. Et je peux bien vous le dire, je me souviens de moins en moins que je me prénomme Etienne. Ici tout le monde m’appelle French, bien sûr.

VERSO

Ce qui est le plus éprouvant, c’est l’idée que le passé est soldé, fini, révolu. Mort. Ne pas trouver de continuité entre ma vie d’avant et celle de maintenant est une douleur incommensurable. Un chagrin immense monte du tréfonds de mon ventre jusque dans ma gorge. J’étouffe, c’est la mort qui m’appelle.

Le paradis de mon enfance m’est définitivement fermé. Je ressens cet exil comme ma mort annoncée. Je scrute le ciel en invoquant mon mère, ma mère. Auquel quémander de l’aide et à quoi bon en quémander ? Je les sais couchés tous les deux dans le cimetière de mon village en compagnie des morts de la famille. Mon grand-père, revenu gazé de la guerre de 14-18. Le jour où on a cessé d’entendre ses crises de toux, on a su qu’il était mort. Je l’ai vu gisant, on lui avait mis son uniforme. Sa femme aussi, je m’en souviens bien qui semblait heureuse de dormir dans des dentelles blanches.  J’ai vu aussi l’ouvrier agricole mort sous un tracteur. Pas mes parents. Quand on trouve la mort dans un accident d’avion, on n’est pas beau à voir, on vous met vite dans la boîte. Mes chiens, j’en ai perdu trois, n’ont pas eu de cercueil, ils dorment dans la terre de là-bas, sous un pin parasol.

Quand on est mort, on est mort. Il n’y a pas d’état intermédiaire. Mais qu’en est-il d’un amour mort. N’en reste-t-il pas quelque chose ? Un esprit, une substance, un souffle qui rôde autour de vous, vous fait tressaillir pour un bruit, pour une odeur. L’amour sait tisser des liens si serrés qu’il fait trace. Je m’accroche à cette idée. J’ai quelques photos, de mes parents morts, de mes chiens morts, une de mon chien toujours vivant, du moins je l’espère, mon dernier Rocco, et plusieurs de mon amour pas tout à fait mort, ma cousine Rosalie. Et puis mes livres et leurs auteurs. Je ne manque pas d’interlocuteurs.

Un bonsaï demande des soins attentifs. J’ai sauvé le pin sylvestre de la mort. Il a suspendu la mienne. Lorsque je vois mon air sombre dans quelque miroir, mon grand corps penché vers le sol dans une vitrine, la honte me vient. Alors j’en appelle au courageux bonsaï. Il faut vivre. C’est à mes morts que j’explique qu’une alliance, non de sang mais de sève, s’est nouée entre le petit arbre et moi. Grâce à lui, mes pulsations intimes se normalisent et mon cœur bat de nouveau avec celui de l’Univers. Ma mort attendra.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

10 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Le clandestin”

  1. J’aime beaucoup l’angle de ce texte, faire de clandestin ce mot de l’ombre un métier à la lumière. Quant au pin sylvestre ça me rappelle avec émotion une histoire vécue avec un réfugié albanais horticulteur qui avait scotché tout une assemblée par son savoir-faire insoupconné. Merci Emilie.

  2. Merci Anne, de ton commentaire qui donne une lecture de mon texte à laquelle je n’avais pas pensé. C’est ainsi, tout texte publié appartient à ses lecteurs. Ils y trouvent ce qu’ils veulent.

    • New-York et un bonsaï! Vous ne pouvez savoir à quel point je me retrouve dans votre récit! Merci Emilie.

  3. merci Emily pour cette histoire de pin bonsaï dont le sauvetage me touche… le réfugié inveestit toute son âme de vivant pour le sauver…

  4. Beaucoup de sympathie pour ce clandestin qui fait route avec son bonsaï. Merci pour cet hommage à la vie qui s’impose

  5. New-York et un bonsaï! Vous ne pouvez savoir à quel point je me retrouve dans votre récit! Merci Emilie.

  6. Quand on est mort, on est mort. Il n’y a pas d’état intermédiaire.
    Au moins c’est dit. Et vous avez osé l’écrire. merci Emilie