#rectoverso #08 | Falsche Bewegung

André Jean donc qui me parle de Céline et que j’écoute pendant des heures. Son prénom double, c’est la première chose qui m’est revenue, puis le patronyme a jailli je ne sais d’où. De cette époque, lointaine, il y a aussi Denis avec qui je partage un bureau, Anne Pierre que je trouve très inefficace. Rien d’autre, pas même l’objet qui nous occupe, sans doute une affaire de politique agricole et de transposition d’une directive européenne à la France. André Jean ne m’ennuie pas, bien au contraire, ce n’est pas un ami, je l’écoute me parler de Céline. Mort à crédit. La vie miteuse de sa famille de boutiquiers parisiens qu’il déteste. Il vient un week-end me rendre visite chez mes parents. À l’époque, je passais encore assez souvent chez mes parents à quelque 400 kilomètres de Paris; j’avais dû le lui dire, mais pas l’inviter, ou peut-être. Quand il arrive, je ne suis pas là, il s’installe à l’hôtel. Quand je l’apprends, il refuse de me voir. Notre relation s’arrête sans doute là. Il se met en couple peu après avec une collègue de travail dont j’ai tout oublié jusqu’au nom. Douce et calme, placide. Une brune, je crois. Il ne me parle plus de Céline, ni de rien. Cela me semble sans importance.

Il n’y a pas que mes souvenirs qui sont flous de cette époque. Ma vie même ne collait pas au réel, n’adhérait pas à la réalité comme une couche décollée du fond d’écran. Un ressenti flottant, détaché, halluciné. Pas d’accroche, pas d’enfant, pas de vie de couple, pas d’amis non plus. Peut-être André Jean aurait-il voulu plus que mon attention à sa logorrhée célinienne. Je n’en ai pas eu la moindre idée et encore aujourd’hui serais incapable de le dire. En revanche, ce que je sais aujourd’hui, c’est que j’ai besoin à côté de moi de gens qui appréhendent le réel, non pas à ma place, mais en double lecture comme les clichés médicaux. Des référents qui agrafent l’une à l’autre les couches de la perception pour avoir une image en relief; des révélateurs qui perçoivent ce que je ne vois pas. Difficile de savoir si je souffrais d’un défaut de l’appréhension du réel (comme je soufre, c’est attesté de prosopagnosie) ou si tout le monde est comme moi ? Des neurones manquants, des transmetteurs absents ou l’expérience commune de tout humain? L’expérience banale d’une provinciale sans repère dans la vie parisienne ? J’ai perdu beaucoup de temps.
Faux mouvement.
J’aurais dû au moins comprendre que la littérature me passionnait et que je pouvais faire autre chose que peaufiner la langue de mes rapports techniques.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .