#rectoverso #08 | La pêche poétique

RECTO 

Dans l’herbe du pré qui tremblote de rosée, je file à la rivière. Arrivé au premier chant éraillé de son coq, Jean-Pierre, mon partenaire de jeux aquatiques, m’attend. Je le connais depuis toujours, nous étions dans la même classe à la communale. Nos parcours scolaires ont divergé ; j’ai été admis au lycée d’Agen, il est parti en apprentissage pour devenir mécanicien. Nous partageons une passion ardente qui nous permet de rester en lien.

La rivière nous attend, immobile, à peine fripée par le souffle de la brise matinale.

En un regard, je retrouve Jean-Pierre. Ses jambes ont poussé plus vite que le reste de son corps ; il vient vers moi en les dépliant à la manière d’un échassier. Il me dépasse de vingt bons centimètres maintenant. Sa tignasse ne doit pas souvent voir le peigne. Il l’a casée sous sa casquette pour dégager sa bouille. Des yeux noirs, durs comme de l’acier, tombants aux coins, de vraies faucilles. Boutons d’acné pour décorer les joues et ombre de moustache, comme il se doit quand on a treize ans. Sourire narquois pour excuser ses vieux habits, « pour la pêche, c’est bien assez », mais sifflement d’admiration pour mon pantalon de toile et mon polo de marque. Jean-Pierre est bon camarade.

En aval d’un barrage de pierres, équipé d’une vanne qu’on ouvre ou ferme en fonction du débit de la rivière, l’eau se déverse, offrant une baignade fréquentée tout l’été par la jeunesse du coin. Jean-Pierre et moi nous baignons dans ce déversoir, comme les autres, mais nos plaisirs de rivière sont bien plus variés. Nous pêchons. De toutes les façons conventionnelles possibles : au coup au fil du courant, à la ligne plombée, à la volant, aux vifs… Jean-Pierre n’a pas son pareil pour faire une canne d’un simple bambou, trouver le bon affût, choisir les hameçons, bricoler des mouches, trouver des vers et des sauterelles, préparer des appâts avec de la farine ou du maïs.

Le soleil brunit nos dos, les herbes, les branches, les ronces griffent nos jambes, les pierres meurtrissent nos pieds, les taons et les mouches nous agacent. Les libellules, les gerris nous accompagnent. La rivière est changeante, dissimulatrice, mystérieuse, parfois dangereuse. Qu’importe, nous sommes pris par la fièvre pêcheuse ! Chevesnes, ablettes, gardons, goujons, perches-soleils, tanches, carpes, anguilles, tout nous est bon.

Jean-Pierre plus audacieux que moi, plus mûr aussi, m’initie à la pratique virile et inavouable du braconnage. À la fin du jour, nous installons nos nasses, nos lignes de fond, nous barrons même la rivière d’un filet. Il nous arrive même de pêcher à la main dans les trous des rives. Nous apprenons à sourire innocemment au garde-pêche et à rire des tournées des gendarmes. La braconne avec Jean-Pierre, c’est un secret très poétique. Il est de la rivière comme je voudrais en être, du pays encore plus que je ne le suis.

Jean-Pierre est mon ami de pêche. Il ne monte jamais au coteau chasser les papillons. Je crois qu’il n’est heureux qu’au bord de l’eau, surtout quand j’y suis avec lui.

VERSO

J’attends Étienne. Nous avons un rendez-vous tacite à la rivière en aval du déversoir. C’est le premier jour des vacances d’été. J’ai préparé tout notre attirail, c’est moi qui le garde. Étienne ne va jamais pêcher sans moi. Nous formons équipe. Mais qu’est-ce qu’il fait ? Le soleil est déjà haut. Le temps qu’il se prépare, qu’il se coiffe, qu’il prenne son Ovomaltine, que sa grand-mère vérifie s’il a bien ses bonnes sandales de corde, et patati et patata, on s’ra rendus à dix heures. Trop tard pour les cabots ! Je râle, mais je pardonne tout à Étienne. Ah le voilà, bien propre sur lui, ça ne durera pas longtemps ! « T’as l’artillerie ? » qu’il me fait en guise de bonjour. Étienne est aussi blond que je suis brun. Il a mis des boutons d’acné, lui aussi. Ça console. Il a de grands yeux verts toujours attentifs, au temps qu’il fait, à la couleur de l’eau, à la couleuvre qui file, au martin-pêcheur qui se perche. Il adore les oiseaux, il les connaît par leur nom, par leur chant aussi. « Écoute le loriot » qu’il me fait juste au moment où j’ai une touche. Étienne est petit, plutôt maigrichon, enfin à côté de moi, mais très grand par ses connaissances sur la nature.  Son Les poissons de nos rivières, un petit bouquin avec plein de jolis dessins, ne quitte pas sa poche de l’été. C’est comme ça qu’on a su que les cabots étaient des chevesnes et les calicobas des perches-soleils. Les calicobas qu’on attrape, Étienne les veut vivants. C’est moi qui m’y colle. La bricole, ça m’connaît ! Retirer un hameçon bien enfoncé dans la bouche d’un calicoba qui gigote, qui vous glisse des mains, est une opération dont le poisson ne se remet pas toujours. Y a de la perte…. Les petites carpes, c’est plus facile. Étienne les veut aussi vivantes pour ses aquariums. Les calicobas pour leurs couleurs, les carpes pour leur « silhouette ». C’est un savant, Etienne, un poète aussi. Un jour il m’a dit qu’une partie de pêche avec moi, c’était un poème. J’ai pas vraiment compris mais j’ai fait comme si. Il a toujours des jolis mots pour tout, Étienne. La lumière n’est pas belle, elle est fine ou précieuse ! L’eau n’est pas trouble, elle est suspecte ! Ce cabot n’est pas maigre, il est longiligne ! Il me fatigue, je lui dis de se taire un peu, que la pêche c’est sérieux, que ça demande de la concentration et du silence. Il est moins bon pêcheur que moi, Étienne, il est trop rêveur. Je suis bien plus connaisseur de la rivière que lui, enfin pas de la même façon. Je veux dire que je repère mieux les bons coins. J’ai plus d’instinct. La rivière je la sens, elle fait partie de moi. Pour la braconne, Étienne assure. Il n’a jamais peur de rien.

La pêche sans Étienne ça ne serait pas la pêche. Voilà c’est dit.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | La pêche poétique”

  1. Merci pour cette belle partie de pêche pleine de sensation . On y est ! On retrouve Etienne et on en apprend un peu plus sur son univers . Je me demande ce que va devenir tout ce petit monde….

    • Et oui, je tire le fil. Étienne a passé son enfance et sa prime jeunesse dans un village du Sud Ouest, au bord d’une rivière, à l’ombre d’un coteau. Il a dû s’exiler à New York. Vingt ans plus tard il est rentré au pays… Une histoire riche dans le temps et l’espace d’où beaucoup d’entrées pour les propositions rectoverso.

  2. Merci beaucoup Emilie pour ce si joli texte, cette si belle rencontre, qui m’emmène au bord de la rivière avec ces deux garçons, qui m’emmène vers mon fils qui aimait tant pêcher enfant avec un de ses amis, qui m’emmène au souvenir du film Et au milieu coule une rivière avec Brad Pitt que j’ai vu et revu, c’est superbe !

  3. Merci pour ta lecture Clarence. La pêche plaît beaucoup aux jeunes garçons, c’est vrai.

  4. Ah oui, la pêche… Lecture appréciée par quelqu’un qui fut entouré de pêcheurs et ne put pourtant jamais s’y mettre…

  5. Merci George pour votre fidélité à lire me petites productions. Je patauge avec Gertrude Stein…