#rectoverso #08 | les âmes soeurs

Il y a bien longtemps que je ne t’ai pas regardé ainsi. Te voir bouger, te lever, marcher est devenu pour moi quelque chose d’étrange. Et pourtant on se connaît depuis tellement longtemps et j’ai gardé un souvenir, certes un peu confus de notre première rencontre, de nos premiers moments passés ensemble. Mais depuis nous nous sommes jamais quittés. On a fait un sacré bout de chemin ensemble. On rigolait bien, un rien nous amusait, la vie nous paraissait insouciante, on ne s’inquiétait pas du lendemain, tout cela nous paraissait facile. Les enfants sont vites arrivés…Il y en a eu trois à délai rapproché…Impatience d’en avoir rapidement pour notre plus grand bonheur ou par obligation sociale, pour faire comme les autres, pour les allocs et les tarifs réduits pour les familles nombreuses…Je ne l’ai jamais su. Tu ne me l’a jamais dit…Moi j’ai adoré avoir des enfants de toi et si c’était à refaire, je pense que j’accepterai d’en avoir d’autres, si je le pouvais. La maison est vite devenue trop petite pour loger tout le monde. On a déménagé pour un pavillon de banlieue acheté à credit sur 25 ans, avec des traites élevées qui engloutissaient une partie de ton salaire. Dès que j’ai pu, j’ai trouvé un travail d’employée comptable dans une manufacture d’écrous près du Centre Pénitentiaire de Fresnes…Toi tu as pris un travail d’agent de piste de nuit dans un aéroport parisien. La nuit ça paie mieux et puis c’était une manière de vivre ton goût du voyage par procuration. Moi je suis plutôt une pantouflarde. Il aurait suffi de mettre les enfants en pension chez la belle-mère et partir tous les deux, enfin seuls, vers un pays exotique du bout du monde. Non je préférais mon pavillon de banlieue, ressemblant à tant d’autres, avec jardin millimétré et voisin mitoyen. Ce n’était pas le grand luxe mais je m’y sentais bien. Toi tu n’en profitais pas tellement…tu dormais le jour…les enfants étaient à l’école ou chez la nounou, moi au bureau. Tu étais peinard et quand tu étais en repos, tu allais chez tes potes. Faire quoi? je ne l’ai jamais su. On a commencé à moins se voir…Juste un peu le soir avant de partir à ton travail et le matin pour le petit-déjeûner. Tu rentres…je pars.

Nous ne nous parlons guère…voire plus du tout. On s’est tout dit? je ne sais pas et d’ailleurs avons nous parlé de l’essentiel ou simplement bavardé de choses et d’autres, de banalités de la vie quotidienne, des enfants, de la vie chère, des tracas de la vie quotidienne. Je te vois aujourd’hui, au début de l’automne de ta vie, encore pleine de vigueur malgré l’alourdissement de tes traits, tu est toujours sublime. Pourtant, j’ai de moins en moins envie de passer du temps avec toi….non je n’ai pas de maîtresse rassure toi…Pas vraiment eu la tête à ça après toutes ces nuits de dur labeur.. D’ailleurs je ne t’ai jamais demandé si tu avais déjà trouvé du réconfort dans les bras d’autres hommes…Je l’aurais certainement mal pris moi qui m’usait la santé pour nous donner une vie plus confortable. J’ai appris à moins te voir durant toutes ces années. Nous ne faisions que de nous croiser. On échangeait à peine deux mots. On a perdu ce qui nous liait surtout après le départ des enfants. Nous sommes devenus étrangers dans notre propre demeure. Je me suis épanoui au travail, auprès de mes collègues. La tâche était rude, mais on passait de bons moments. Je ne les oublierai jamais. Ces bons moments sont ils plus importants que ceux que nous avons partagé? Je ne sais pas, je ne sais plus. Maintenant toi et moi sommes à la retraite. On a que du temps de libre…plus de travail nous permettant de nous échapper de la routine et de l’ennui quotidien. Je dois réapprendre à vivre le jour et toi apprendre à ne plus rien faire. Pourrons-nous renouer un dialogue, le reprendre là où on l’a interrompu. On se connaît trop bien pour parler inutilement. Alors que dire? ce silence me gêne…m’angoisse. Et toi?

A propos de Laurent Damerval

En quête de mots à trouver et d'histoires à réinventer