France est arrivée dans ma classe en terminale. Trois ans que je l’observais de loin, sans oser lui parler.
Elle avait cette façon incroyable de contracter légèrement sa lèvre supérieure, qui lui donnait un air dont on ne savait jamais si elle souriait ou faisait la moue et qui maintenait tout le monde à distance.
Les garçons lui reprochaient son allure androgyne, mais c’était parce qu’ils en pinçaient pour elle, et tous rêvaient secrètement de sortir avec elle. Il y avait peu d’élus, et ceux-là savaient ce qu’ils leur en coûteraient s’ils venaient à s’en vanter.
Elle n’était pas spécialement belle, mais elle avait quelque chose qui la rendait irrésistible, une manière de se mouvoir qui n’appartenait qu’à elle. Moi, on me disait parfois que j’étais jolie, et peut-être l’étais-je, en définitive, mais je me débattais encore dans mon corps d’adolescente poussé trop vite, empêtrée dans mes formes, mes seins trop lourds. Je sentais bien le regard des autres sur moi. Les hommes, surtout. Les hommes me dégoutaient. Les garçons de mon âge, certains, j’aimais bien qu’ils me regardent, mais j’aurais aimé qu’ils m’aiment vraiment, et ils n’aimaient que mes seins. Là-dessus, j’étais timide, et si France n’était pas venue me voir, jamais nous ne serions devenues amies. Je n’avais pas beaucoup confiance en moi, mais il y avait une chose dont j’étais sûre, c’était que je voulais être artiste. J’avais toujours un carnet et un crayon à portée de main, je dessinais sans cesse, et c’était aussi mon truc à moi, ma différence. France, un peu par provoc, disait qu’elle voulait être banquière ou cheffe d’une très grosse entreprise, « genre Total », quand un prof venait à l’interroger là-dessus, tout en détaillant son accoutrement, ses Doc Martens bordeaux, son blouson Harrington doublé tartan et le casque de son Walkman toujours autour du cou.
L’artiste, c’était moi, mais c’est France, finalement, qui m’a demandé de poser pour elle. Elle m’a montré son appareil photo, un Leica M6 que lui prêtait son père. Pour la première fois, j’avais une amie qui me proposait autre chose que d’aller faire les boutiques. On a passé l’après-midi ensemble. Il faisait beau. Elle avait voulu que nous fassions le shooting au Père-Lachaise. C’est elle qui avait dit shooting. Ça faisait pro, même si c’était un peu ridicule. Je crois qu’elle ne savait pas trop ce qu’elle faisait. Elle commençait tout juste la photo. On marchait dans le cimetière, on est arrivée devant la tombe de Morrison. Je me suis accroupie pour mieux lire les graffitis, et France m’a demandé si j’aimais les Doors. Je lui ai dit que j’aimais les chanteurs morts, mais que tout le monde trouvait ça bizarre. Ça l’a fait marrer. Je me suis tournée vers elle et j’ai relevé la mèche qui me tombait sur le visage. Le soleil m’éblouissait un peu. Elle avait l’appareil fixé à son œil et elle m’a souri en prenant la photo, comme si elle voyait en moi quelque chose que j’ignorais encore.
Il y a deux trucs que j’ai sus à l’instant même où j’ai pris la photo de Claire au Père-Lachaise. La première, c’est que la photo serait réussie : lumière, cadrage, tout était parfait. L’autre chose, c’était que j’étais folle amoureuse de Claire.
Je ne sais pas si je l’aimais, avant. Je l’avais remarquée, bien sûr. Je la trouvais belle. Maladroite et belle. Belle, parce que maladroite, inconsciente de sa beauté. Je l’enviais un peu, si naturellement féminine, indécise et tellement désirable.
En dépit de sa timidité, elle ne se cachait pas, alors que moi j’étais toujours obligée de porter un masque ; j’étais si peu à l’aise dans mon corps, je m’étais taillé un costume peut-être un peu trop grand, mais qui me permettait de donner le change, et ça marchait presque à chaque fois.
Je la voyais dessiner avec application dans son carnet qu’elle avait toujours avec elle. C’était un genre qu’elle se donnait, mais il lui allait bien. Et ça n’était pas du toc, elle avait un vrai coup de crayon. De ça aussi, j’étais admirative, sinon envieuse. Au lycée, les filles m’évitaient le plus souvent, et je ne sortais qu’avec des garçons, seulement c’était toujours entre potes, même si parfois on couchait ensemble, et j’avais en moi un trop-plein d’amour qui cognait à m’en faire exploser le cœur. Papa n’a jamais su que je lui avais emprunté son Leica. Il ne m’aurait jamais laissé faire. J’ai tourné presque toute une semaine autour de Claire avant de lui demander si elle voulait poser pour moi. J’étais sûre qu’elle dirait non. Je n’en revenais pas de ma chance. Je faisais mine de la mitrailler dans les allées du Père-Lachaise. Je n’avais qu’une pellicule de 36 poses, l’appareil contre mon visage était là pour cacher mon œil trop ardent. Elle me tournait le dos, accroupie devant la statue du chanteur, et je devinais sa nuque sous son chignon bohème. Pour la première fois, je m’autorisais à rêver d’y déposer mes lèvres, de goûter enfin la saveur enivrante d’une fille.

« Je lui ai dit que j’aimais les chanteurs morts »
une séduction bien particulière… beaucoup de douceur et aussi cette dernière très belle phrase…
Merci Françoise..
J aime bc l ambiance de ce texte , son rythme…j ai l impression d un début de roman… « Elle n’était pas spécialement belle » (cf incipit de Bérénice d Aragon )et puis la sensualité entre femme écrite par un homme ´, c est vraiment intéressant . La suite…
Merci beaucoup Carole. Je fais cet atelier avec en tête d’avancer à nouveau sur un projet de roman en suspens depuis quelques années. Bien vu, pour la réf. à Aragon.
Enfin, j’ai pleinement conscience des écueils qui guettent un homme écrivant depuis une perspective féminine, et j’espère avoir évité les pièges de la caricature ou de l’inauthenticité.
« Elle avait cette façon incroyable de contracter légèrement sa lèvre supérieure, qui lui donnait un air dont on ne savait jamais si elle souriait ou faisait la moue et qui maintenait tout le monde à distance. »
« En dépit de sa timidité, elle ne se cachait pas, alors que moi j’étais toujours obligée de porter un masque . »
L’observation réciproque et le récit de soi avec cette prégnances des corps, indécision, élan : les voix de Claire et de France sonnent si juste dans leur proximité et leur différence. Les carnets de croquis. La médiation de l’appareil photo pour révéler tout en se protégeant… Début de roman ou nouvelle courte et rester sur la suspension douce de la dernière phrase.
Merci Nathalie. Début de roman, sans aucun doute ! Je regretterai de m’arrêter en si bon chemin.
C’est très beau, Philippe, comme toujours.
Merci Serge
Merci Philippe, j’ai été très vite happé par le récit…très juste
Merci beaucoup Michael